Perceval Le Gallois
doucement : « Seigneur, pardonne-moi, mais je crains que tu n’aies pas entendu la conversation de ces hommes, là-bas, à ton sujet. – Qu’y a-t-il encore ? maugréa-t-il, sortant de sa torpeur. – Ils sont en train de dire qu’ils auront tout ceci pour butin, y compris moi-même, et sans qu’il leur en coûte seulement la peine de combattre ! – Par Dieu tout-puissant ! s’emporta Érec, le plus pénible est, à mes yeux, que tu ne te taises point et t’obstines à me désobéir ! – Seigneur, plaida-t-elle, je serais navrée qu’on te surprenne à l’improviste. – Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on me surprendra. Tais-toi donc. Ta tendresse n’est qu’un leurre ! »
À ce moment, l’un des cavaliers, baissant sa lance, fondit sur lui. Érec attendit le choc tranquillement, l’esquiva et, brusquement, se rua droit sur l’adversaire. Et si durement furent heurtés l’homme et son cheval que tous deux basculèrent cul par-dessus tête. Le fer de la lance, lui, ressortit entre les épaules de l’agresseur. Quant à ses deux compagnons, ils eurent beau charger à leur tour, ils ne réussirent qu’à perdre la vie. La jeune femme s’était arrêtée, non sans angoisse, pour regarder le combat. Aussi la victoire d’Érec la rendit-elle tout heureuse. Érec descendit de sa monture, amarra les trois armures sur les trois selles et lia les trois chevaux ensemble par le frein. Ainsi se trouvaient-ils mener six chevaux et autant d’armures qu’Énide reçut l’ordre de pousser devant elle. Érec ajouta : « Mieux vaut que je me taise, puisque tu ne te conformerais pas à mes ordres. – Je ferai comme tu le veux, seigneur, dit-elle, mais dans la mesure du possible, car je ne pourrai jamais te cacher les propos menaçants d’étrangers qui, tels ceux-ci, rôdent dans les déserts en quête de butin. – Par Dieu tout-puissant ! s’écria Érec, ta tendresse est une duperie ! Je te prie de te taire aussi longtemps que je ne t’aurai pas adressé la parole. – Je le ferai, seigneur, autant qu’il me sera possible. » La jeune femme alla donc en avant, poussant les chevaux et prenant soin de maintenir une bonne distance entre elle et son époux.
Alors qu’ils cheminaient par des terres découvertes, au milieu de prairies et de champs cultivés, ils aperçurent au loin un bois dont, s’ils en voyaient la partie la plus proche, ils ne distinguaient ni les côtés ni les extrémités. Leur route passait à proximité de ce bois. Soudain, Énide aperçut cinq chevaliers ardents et vaillants, solides et robustes, montés sur des chevaux de guerre. Tous, gens et bêtes, étaient parfaitement équipés. Or, elle entendit les propos suivants : « La belle occasion que voici ! Nous aurons sans peine tous ces chevaux et ces armures, et de surcroît la femme, car le chevalier, là-bas, ne paraît pas capable de combattre. » Énide n’hésita même pas ; fort inquiète de ce discours, elle tourna bride et galopa vers Érec : « Seigneur, cria-t-elle, si tu avais entendu ce que disent ces gens, tu te défierais plus que tu ne fais ! » Érec sourit d’un air contraint, fâché, vindicatif et amer : « Je vois que tu enfreins toujours mes ordres ! Il se pourrait que tu aies sujet de t’en repentir ! » Cela dit, il se prépara au combat. Mais sa fureur était telle qu’il ne tarda guère à culbuter tous ses assaillants. Puis, une fois placées leurs cinq armures sur les cinq selles, il lia les onze chevaux ensemble par le frein et les confia à Énide. « Je ne sais, dit-il, à quoi me sert de te donner des ordres, puisque aussi bien tu n’obéis jamais. Mais prends garde, cette fois, et que cela te serve d’avertissement ! » Énide poussa les chevaux devant elle en s’efforçant de maintenir son avance. N’eût été la violence de la rage qui l’animait, Érec n’eût jamais supporté de voir une femme comme elle obligée, à cause des chevaux, à progresser d’une manière aussi pénible. Cependant, Énide ne protestait point, et, quelque fatigue qu’il commençât d’éprouver, Érec la suivait à une portée de flèche.
Ils pénétrèrent dans le bois, lequel était très profond et sombre. La nuit les y surprit. « Femme, dit Érec, il n’est pas utile de continuer. – Bien, seigneur, répondit-elle, nous ferons ce que tu décideras. – Le mieux à faire, reprit-il, est de nous écarter de la route et de nous enfoncer dans le bois pour nous
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