Perceval Le Gallois
femme de la maison pour te tenir compagnie. – Seigneur, répondit-elle, je ferai comme tu le dis. » Sur ce, l’hôtelier vint trouver Érec, le salua et lui fit bon accueil en lui demandant s’il avait bien soupé. Érec se déclara parfaitement satisfait de tout et le congédia. Alors, le valet lui demanda : « Désires-tu une boisson ou autre chose avant que je ne retourne auprès du comte ? – En vérité, je le veux bien, dit Érec, car je suis fort altéré. » Le valet descendit en ville et revint avec des boissons. Les deux hommes se mirent à boire mais, au bout d’un moment, Érec dit : « Vraiment, je tombe de sommeil et, sur ma foi, je ne saurais m’empêcher de dormir. – Fort bien, dit le valet. Dors tranquille ; pendant ton sommeil, j’irai voir le comte. – Va, et reviens ensuite ici. » Et sur ce, il s’endormit, ainsi qu’Énide, car tous deux étaient épuisés de leur voyage.
Le valet se rendit auprès du comte, lequel s’informa sur le logis de ce chevalier qui était arrivé avec tant de chevaux et d’armures. « Il ne faut pas que je tarde à l’aller servir, dit le valet. – Va, dit le comte, et salue-le de ma part en le prévenant que j’irai incessamment le voir. »
Le valet arriva au moment même où Érec et Énide se réveillaient. Ceux-ci se levèrent, allèrent se promener par la ville et, quand il fut l’heure, rentrèrent se restaurer, servis par le valet. Érec s’enquit auprès de l’hôtelier s’il hébergeait des compagnons qui voulussent être ses hôtes. « Assurément, répondit l’hôtelier. – Amène-les donc ici, qu’ils aient abondance, à mes frais, des mets et breuvages les meilleurs qui se trouvent en cette ville. » L’hôtelier alla donc prier de sa part des gens de la meilleure société, et tous festoyèrent joyeusement.
Sur ces entrefaites, le comte vint, escorté de onze chevaliers, rendre visite à Érec. Celui-ci se leva et le salua courtoisement. « Dieu te donne joie et bonheur », répondit le comte, et tous prirent place, chacun selon son rang. Le comte s’entretint avec Érec et l’interrogea sur le but de son voyage. « Aucun autre, répondit Érec, que de chercher des aventures et d’agir ainsi que je jugerai à propos. » Cependant, le comte considérait Énide avec une grande attention. Jamais, pensait-il, il n’avait vu de jeune femme plus belle et plus gracieuse. Il concentra tout son esprit et toutes ses pensées sur elle. « Veux-tu me permettre, demanda-t-il à Érec, d’aller m’entretenir avec cette jeune femme, là-bas, que je vois en quelque sorte séparée de toi ? – Volontiers », répondit Érec.
Le comte s’en fut s’asseoir auprès d’Énide et lui dit : « Belle amie, il me semble qu’il n’y a guère de plaisir pour toi dans un pareil voyage en compagnie de cet homme. – Il ne m’est pas désagréable de suivre la route qu’il lui plaît de prendre, répondit-elle. – Mais, repartit le comte, tu n’as ni serviteurs ni servantes ? – Je m’en passe fort bien. J’aime mieux suivre cet homme que d’avoir quiconque à mes ordres. – Je vais te donner un bon conseil : reste avec moi, et je mettrai mon comté en ta possession. – Par Dieu tout-puissant ! s’écria Énide, cela ne sera pas. Cet homme est le premier et le seul à qui j’aie donné ma foi, et je n’ai pas l’intention de lui être infidèle. – Tu as tort, reprit le comte. Si je le tue, je t’aurai tant que je voudrai puis, une fois lassé de toi, je te jetterai dehors. En revanche, si tu y consens pour l’amour de moi, il y aura entre nous un accord indissoluble, tant que nous vivrons. » En réfléchissant à cette étrange proposition, Énide comprit que le comte était prêt à tout pour l’obtenir. Afin d’éviter le pire, elle trouva plus sage de lui inspirer confiance. « Seigneur, lui dit-elle, ce que tu as de mieux à faire pour ne pas m’attirer trop de honte est de venir ici demain m’enlever comme si je ne savais rien de tes projets. – Ainsi ferai-je ! » s’exclama le comte, tout joyeux. Alors, il se leva, prit congé et partit avec ses hommes.
Énide ne savait trop comment parler à Érec de son entretien avec le comte, tant elle craignait d’accroître sa colère, son agitation et ses soucis. L’heure venue, tous deux allèrent se coucher, et si Énide dormit un peu au commencement de la nuit, elle se réveilla très vite, se leva et rassembla les armes d’Érec de
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