Petite histoire de l’Afrique
rudimentaires, les femmes continuent fréquemment de n’utiliser que leur daba pour cultiver ; on les voit s’agglutiner autour des puits ou des marigots, et défiler sur les routes de campagne la tête chargée d’une cuvette remplie d’eau ou de fagots de bois. Mais même les paysans africains les plus fidèles à leurs idéaux et à leurs rites ancestraux sont intégrés à l’économie mondiale, ne serait-ce qu’au travers de l’agriculture d’exportation ( cash crops ). Pour survivre dans les villages, ils ont dû depuis longtemps participer à l’« économie de traite », en vendant les récoltes pour acheter non seulement les biens de consommation courante (qui tuent l’artisanat local) mais aussi, de plus en plus, des produits vivriers peu rentables qu’ils ont souvent eu tendance à négliger. Un des exemples caractéristiques est celui du producteur mouride du Sénégal, autrefois soumis à un système pseudo-féodal d’exploitation de l’arachide. Celle-ci était contrôlée par les grands marabouts de sa confrérie dans un cadre créé, entretenu etencouragé par la colonisation 2 . Puis la production arachidière déclina ; l’économie de la confrérie s’adapta. Les anciens paysans ou talibe furent envoyés par leurs maîtres à travers le monde où ils vendent maintenant, sur les marchés, les trottoirs et les plages d’Europe et d’Amérique, leurs produits artisanaux — de plus en plus souvent, en réalité, des objets de pacotille initialement produits en masse et à bas prix en Italie du Nord, mais désormais également importés d’Asie.
Même lorsqu’ils sont restés sur place, les paysans d’aujourd’hui sont en contact avec la ville. Ils connaissent tous, au plus profond des campagnes, les prix du marché et sont au fait des informations internationales, ne serait-ce que grâce au transistor à piles, instrument d’écoute universellement partagé. Depuis peu, le téléphone portable a fait son apparition, sans oublier la télévision, présente un peu partout parmi les classes moyennes et bourgeoises grâce aux groupes électrogènes.
Le cadre agraire prémoderne a donc vécu. Il correspondait à un rapport donné, relativement stable, entre un sol pauvre, une démographie modeste et un ordresocial lignager. Il ne faut pas non plus enjoliver cet équilibre, qui n’excluait ni les ruptures de soudure (phase fréquente de pénurie entre l’épuisement des greniers de l’année précédente et l’attente de la récolte à venir), ni les catastrophes démographiques. La précarité des ressources rendait l’élasticité du système très limitée : le moindre choc (guerre, surpeuplement, etc.) pouvait provoquer la rupture. On imagine dans ce contexte les drames provoqués par la conquête coloniale, surtout quand on sait que les techniciens les mieux intentionnés des services agricoles contemporains n’ont même pas su les éviter 3 .
L’ autorégulation sociale était un élément fondamental de la stabilité interne du système. Tout se passait comme si le système foncier visait à protéger le groupe contre une pénurie artificielle des terres, en empêchant leur accumulation entre les mains de quelques privilégiés. La première garantie était l’absence de l’appropriation privée ; les droits sur le sol, propriété collective, étaient jalousement gardés par les institutions. Cela s’explique notamment par le fait que le système économique ne pouvait guère se permettre de nourrir des non-productifs : le cycle vivrier produisant peu de surplus, il suffisait tout juste à assurer la subsistance et la reproduction du corps social. Les grands chefs pratiquaient le même système, la différence étant qu’ils contrôlaient desfermes plus vastes que les autres, donc cultivées par un nombre élevé de femmes, de dépendants et d’esclaves.
Cette fragilité des campagnes rend compte de la gravité des ruptures d’équilibre provoquées par la colonisation : soit les communautés perdirent la jouissance d’une partie de leur terroir à l’occasion de la politique aveugle des grandes concessions européennes, telle qu’elle fut pratiquée au Congo belge ou français au tournant des XIX e et XX e siècles ; soit les recrutements forcés provoquèrent un exode rural massif des travailleurs valides, laissant derrière eux vieillards, femmes et enfants, incapables d’assumer leur propre subsistance ni, à plus forte raison, celle des
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