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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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pas…
    Avant dix kilomètres d’ici, elle aura déjà tamponné trois voitures, grippé son débrayage, crevé ses pneus. Alors elle, la belle-sœur et les sept enfants commenceront de pleurer. Alors elle, la belle-sœur et les sept enfants, soumis à des problèmes au-dessus de leurs forces, renonceront à décider quoi que ce soit, et s’assiéront sur le bord de la route pour attendre un berger. Mais les bergers…
    Ça… Ça manque étonnamment de bergers ! Nous assistons, Dutertre et moi, à des initiatives de moutons. Et ces moutons s’en vont dans un formidable tintamarre de matériel mécanique. Trois mille pistons. Six mille soupapes. Tout ce matériel grince, racle et cogne. L’eau bout dans quelques radiateurs. C’est ainsi que commence de se mettre en marche, laborieusement, cette caravane condamnée ! Cette caravane sans pièces de rechange, sans pneus, sans essence, sans mécaniciens. Quelle démence !
    — Vous ne pourriez pas rester chez vous ?
    — Ah ! oui qu’on aimerait mieux rester chez nous !
    — Alors pourquoi partir ?
    — On nous l’a dit…
    — Qui vous l’a dit ?
    — Le maire…
    Toujours le maire.
    — Bien sûr. On aimerait tous mieux rester chez nous.
    C’est exact. Nous ne respirons point ici une atmosphère de panique, mais une atmosphère de corvée aveugle. Dutertre et moi nous en profitons pour en secouer quelques-uns :
    — Vous feriez mieux de débarquer tout ça. Vous boirez au moins l’eau de vos fontaines…
    — Sûr qu’on ferait mieux !…
    — Mais vous êtes libres !
    Nous avons gagné la partie. Un groupe s’est formé. On nous écoute. On hoche la tête pour approuver.
    — … a bien raison le capitaine !
    Je suis relayé par des disciples. J’ai converti un cantonnier qui se fait plus ardent que moi :
    — J’ai toujours dit ! Une fois sur route on broutera du macadam.
    Ils discutent. Ils tombent d’accord. Ils resteront. Quelques-uns s’éloignent pour en prêcher d’autres. Mais voici qu’ils reviennent découragés :
    — Ça ne va pas. Nous sommes obligés de partir aussi.
    — Pourquoi ?
    — Le boulanger est parti. Qui fera le pain ?
    Le village est déjà détraqué. Il a crevé ici ou là. Tout coulera par le même trou. C’est sans espoir.
    Dutertre a son idée :
    — Le drame, c’est qu’on a fait croire aux hommes que la guerre était anormale. Autre lois ils restaient chez eux. La guerre et la vie, ça se mêlait…
    La patronne réapparaît. Elle traîne un sac.
    — Nous décollons dans trois quarts d’heure… Auriez-vous un peu de café ?
    — Ah ! mes pauvres garçons…
    Elle s’éponge les yeux. Oh ! elle ne pleure pas sur nous. Ni sur elle-même non plus. Elle pleure déjà d’épuisement. Elle se sent déjà engloutie dans le délabrement d’une caravane qui, à chaque kilomètre, se détraquera un peu plus.
    Plus loin, au hasard des campagnes, de temps à autre, des chasseurs ennemis volant bas cracheront une rafale de mitrailleuses sur ce lamentable troupeau. Mais le plus étonnant est que, d’ordinaire, ils n’insistent pas. Quelques voitures flambent, mais peu. Et peu de morts. C’est une sorte de luxe, quelque chose comme un conseil. Ou le geste du chien qui mord au jarret pour accélérer le troupeau. Ici pour y semer le désordre. Mais alors pourquoi ces actions locales, sporadiques, qui pèsent à peine ? L’ennemi se donne peu de mal pour détraquer la caravane. Il est vrai qu’elle n’a pas besoin de lui pour se détraquer. La machine se détraque spontanément. La machine est conçue pour une société paisible, étale, qui dispose de tout son temps. La machine, quand l’homme n’est plus là pour la rafistoler, la régler, la badigeonner, vieillit à une allure vertigineuse. Ces voitures, ce soir, paraîtront âgées de mille années.
    Il me semble assister à l’agonie de la machine.
    Celui-là fouette son cheval avec la majesté d’un roi. Il trône, épanoui, sur son siège. Je suppose d’ailleurs qu’il a bu un coup :
    — Vous avez l’air content, vous !
    — C’est la fin du monde !
    J’éprouve un sourd malaise à me dire que tous ces travailleurs, toutes ces petites gens, aux fonctions si bien définies, aux qualités si diverses et si précieuses, ne seront plus, ce soir, que parasites et vermine.
    Ils vont se répandre sur les campagnes et les dévorer.
    — Qui vous nourrira ?
    — On ne sait pas…
    Comment ravitailler les millions

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