Potion pour une veuve
visité un jour un monastère pourvu d’un grand bassin rempli de poissons et d’arbres fruitiers. Ainsi que d’une fontaine. Elle était très belle, mais on n’aurait pu en dire autant du bassin.
— Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un monastère ou d’un couvent. Pour moi, c’est une ferme.
— On dirait presque celle où nous nous sommes arrêtés, papa, fit Raquel, rêveuse. Elle était si belle. Avec la petite rivière et les vignes. Et les oliviers.
— Mais où il n’y a ni bassin ni fontaine ? dit Oliver amusé. Et pas de poiriers ?
— Il y avait une sorte de grand bassin là où tombait la chute d’eau. Le son en était très agréable. L’eau venait frapper les rochers, puis le bassin.
— Oui, mais pas de poiriers.
— Il y avait des arbres fruitiers, et certains ressemblaient à des poiriers. En revanche, elle n’était pas tout près de Gérone et ne ressemblait pas à l’endroit que vous décrivez. Mais c’était si beau, ajouta-t-elle en soupirant. Sauf la maison. Tout était fermé comme si les propriétaires s’attendaient à être attaqués.
— C’est parce que les propriétaires n’y vivent pas, dit Isaac. Il n’y a qu’une gouvernante et un vieil homme pour s’en occuper.
— Où est-ce ? demanda incidemment Oliver.
— Peu après l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour manger avant de vous quitter, le jour où Yusuf s’en est allé, expliqua Raquel. Si vous vous étiez retourné, vous nous auriez vus nous diriger par là.
Le seigneur Oliver quitta Gérone bien avant l’aube, le lendemain, et chevaucha à la lueur de la lune. Quand il arriva sur le chemin, peu après l’endroit où la route franchissait la rivière, il laissa la mule aller à son pas parmi les ornières et les nids-de-poule. Il vit le bassin et la chute d’eau, et il mit pied à terre, laissant la mule là où elle se trouvait.
Il marcha le long du chemin jusqu’à ce qu’il vît la maison derrière une rangée d’arbres. Elle était silencieuse, fermée de toutes parts, hors du monde. Il la laissa sommeiller et continua sur l’autre rive, loin de la maison. Il suivit les méandres de la rivière jusqu’à atteindre une vigne et le petit pont qui y conduisait. Là, il vit clairement des empreintes de pas dans l’herbe luisante de rosée de la prairie. Quelqu’un avait récemment franchi ce pont. Il s’arrêta pour tendre l’oreille puis suivit les traces jusqu’à la vigne.
— Du calme, Blanqueta, dit une voix douce parmi les pieds de vigne.
Encore un pas, et il vit une grande femme qui lui tournait le dos et inspectait des grappes à peine mûres. Elle était vêtue d’une simple robe brune comme en avaient toutes les paysannes du coin. Ses cheveux étaient recouverts d’un fichu et les cordons de son tablier dansaient à ses côtés.
Il s’arrêta, dépité. Il avait réussi à approcher une paysanne tôt levée pour éviter la chaleur du jour. Il s’en voulait d’avoir cru à une histoire évoquant une ferme à la beauté magique, racontée par une jeune femme un peu fantasque. Il fit un pas en arrière, mit le pied dans un trou et trébucha. Le chien aboya.
— Qu’y a-t-il, Blanqueta ? dit la femme en se retournant.
Son visage le stupéfia, mais un instant seulement.
— Señora, s’empressa-t-il de dire, ne craignez rien, je vous en prie. Je m’appelle Oliver de Centelles. Je travaillais avec votre mari, que je ne connaissais que sous le nom de Pasqual Robert, mais je l’aimais depuis toujours, depuis l’âge de huit ans, en réalité, quand j’étais au service de Sa Majesté : il s’est montré bon envers moi alors que tous me méprisaient.
— Vous le connaissiez ? dit-elle tandis que toute couleur quittait ses joues. Pourquoi parlez-vous au passé ?
— Je ne connais pas de moyen plus doux de vous présenter cette nouvelle, señora…
— Il est mort, alors, dit-elle en prenant appui sur un piquet autour duquel la vigne s’enroulait.
Elle regardait droit devant elle, le regard perdu dans le vague.
— Sans cesse, j’ai imaginé ce jour, où un homme viendrait m’annoncer la mort de Gil. Il avait promis de venir me voir dans une semaine. Il ne l’a pas fait. J’aurais dû comprendre.
Elle se dirigea vers un petit monticule et s’assit, regardant ses mains posées sur ses genoux. Puis elle leva les yeux.
— Comment est-il mort ? dit-elle d’une voix bien assurée.
— Il a été assassiné, señora.
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