Pour les plaisirs du Roi
l'avais pêchée dans une taverne des faubourgs, chemin des Martyrs, pour ceux que cela intéresse. Elle avait vingt ans, de grands yeux gris, un visage parmi les plus innocents que j'eusse vus depuis longtemps chez une putain, une gorge à empêcher de dormir et des petits pieds qu'on aurait dit dessinés par un maître italien. Des qualités, puisque vous êtes dans la confidence, qui devaient lui assurer le meilleur accueil chez qui vous savez. Un fait, en revanche, ne laissait pas de me causer du souci : la belle avait à peu près autant de cervelle que Simon. (Au fait, ce dernier avait mis trois semaines pour revenir de Boulogne. Il me dit avoir contracté une fièvre maligne qui le cloua au lit quinze jours. Sans le sou, il s'était ensuite loué comme portefaix pour réunir la somme nécessaire à son retour.) Bref, Dorothée, si elle pouvait plaire au roi, n'offrait pour l'avenir aucune garantie quant à sa capacité à comprendre ce que nous attendions d'elle. Tant pis, je me résolus tout de même à tenter l'expérience. Le moment semblait propice car d'après M. de Richelieu, la marquise de Pompadour était entrée en agonie.
Nous étions au début de mars et je passai un billet à Lebel pour lui indiquer qu'une de mes filles aurait peut-être l'avantage de lui plaire. Deux jours plus tard, il était dans mon salon. Vieilli, il se plaignait de la dureté de sa charge – l'hypocrite – et des exigences toujours plus immodérées du souverain. Le Parc-aux-Cerfs comptait parfois jusqu'à six pensionnaires à la fois. Dans ces conditions, à soixante ans passés, il réclamait un peu de répit. Je lui conseillai le petit secret que m'avait confié le chevalier de Seingalt pour se garantir de la fatigue et proposai même de lui prêter Simon pour l'aider à confectionner cette potion. Il sembla intéressé et prit date. J'en vins ensuite à Dorothée. Je la fis appeler afin de la présenter au vieux fripon : il se montra vivement captivé. Je lui chantai une fable sur l'âge de ma candidate que je rajeunis de deux années pour mieux l'émoustiller. Ce qui lui plaisait surtout, m'avoua-t-il, c'était cette ingénuité du visage, contredite par une gorge arrogante. Le pied de Dorothée ne le laissa pas non plus indifférent, car on voudra bien se rappeler combien cette partie de l'anatomie était au roi une pièce de choix. Toutefois, passé son intérêt premier, il joua le maquignon en se piquant de pointer quelques défauts afin de faire baisser l'enchère. La bouche n'était pas assez grande, l'œil point bleu, et le cheveu trop brun. Je lui faisais remarquer qu'elle n'était certes pas exempte de critiques, mais que l'ensemble avait largement de quoi racheter le détail. Il en convint du bout des lèvres. La négociation s'annonçait serrée. Il me demanda si elle pouvait se dévêtir. Dorothée n'attendit pas ma réponse pour ôter son élégant déshabillé. Elle était de ces femmes qui aiment se montrer nues sans qu'à aucun moment on n'eût le sentiment qu'elles s'exhibent. Son intelligence était là. Aussi à l'aise que vêtue, elle pouvait dans le plus simple appareil se livrer avec un charmant naturel à toutes les plus honnêtes activités. Elle nous en fit une brève démonstration qui ne manqua pas d'émouvoir Lebel. Comme son maître, dont le gredin empruntait les vices – à moins que ce ne fût le contraire –, il aimait jouir de l'immoralité qui se pare des atours de la candeur. Ce petit spectacle emporta la décision. Lebel me suggéra de lui envoyer Dorothée le lendemain à une adresse en ville où il avait l'habitude d'éprouver les candidates au cours d'un petit souper. J'étais ravi.
Le jour dit, à cinq heures de l'après-midi, Simon accompagna Dorothée au rendez-vous. Au préalable, je pris soin de dispenser force conseils à ma protégée. Je la voyais partir comme un père espère de sa progéniture mâle la réussite aux examens de la faculté de théologie ou de médecine. Dorothée n'était pas femme savante mais ses connaissances valaient bien un diplôme. Et je comptais bien que Lebel le lui décernât. La nuit passa sans qu'elle donnât de nouvelles. La journée du lendemain également. C'était bon signe : le sacripant devait s'être plu en sa compagnie. Une nouvelle nuit s'acheva sans qu'elle rentrât au bercail. Ce ne fut qu'à midi du même jour qu'un carrosse déposa Dorothée devant ma maison. Je me hâtai de l'interroger. La belle accusait une mine
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