Pour les plaisirs du Roi
l'essentiel pour moi, le solde pour elle – il n'y avait là rien de scandaleux car, en plus de ma maison, je mettais à sa disposition l'étendue de mes relations. Tout cela lui laissait cependant un honnête pécule dont elle usait à sa guise.
Jeanne aimait les bijoux, et hormis ceux qu'il m'arriva de lui offrir dans les premiers temps de notre association, elle sacrifiait à cette passion chez quelques bijoutiers de second ordre du Palais-Royal. L'un d'entre eux, un certain Brisard, ne manquait jamais de lui placer un colifichet ou une bague lorsqu'elle le visitait. Ses babioles étaient de peu de prix, toutefois Jeanne s'en était entichée, si bien qu'elle se montrait doublement généreuse par rapport à la valeur réelle de ces parures. Je le lui fis remarquer mais cela ne changea rien. Un jour, le hasard voulut qu'il nous croisât, Jeanne et moi, près du jardin des Tuileries. Le bonhomme se précipita, et après avoir esquissé un bref salut à mon attention, il harponna Jeanne en lui vantant les mérites de nouvelles pièces qu'il venait d'acquérir. Bien sûr, il tenait comme certain qu'elles lui plairaient. Je n'aime pas les manières de boutiquier. Et que Brisard tentât de placer sa camelote m'importuna moins que le ton qu'il employa pour le faire. On eût dit qu'il parlait à deux bourgeois de province passablement nigauds, et presque redevables de la bonne affaire qu'il proposait. Je l'interrompis donc un peu vivement, en lui signifiant qu'il m'était désagréable de sortir aux Tuileries pour me retrouver abordé comme sur une foire. Jeanne me fit les gros yeux mais je ne changeai pas de ton. Ce Brisard eut alors l'idée fort sotte de me toiser avec dédain, puis de reprendre son boniment. Simon nous accompagnait deux pas en retrait. Je me retournai vers lui et lui demandai sèchement de nous débarrasser de cet importun. Brûlant comme toujours de démontrer son zèle à Jeanne, qu'il pensait incommodée par ce boutiquier, il fut sur lui en trois enjambées, le prit par le col avant de lui administrer deux coups de pied au cul dont un seul aurait suffi à l'expédier chez lui. Brisard hurla qu'on l'assassinait, ce qui ne nous empêcha pas de continuer notre chemin. La vigueur de la scène avait rendu Jeanne muette. J'écourtai la promenade et nous rentrâmes. Jeanne ne me parla pas de la soirée, bien qu'elle fût consacrée à un petit souper que je donnais pour un ami. Deux jours plus tard, elle entra dans ma bibliothèque pour me faire admirer un nouveau pendentif dont elle venait de faire l'acquisition. Il était d'une facture médiocre et sentait son vulgaire à dix pas. Je demandai d'où il venait et, bien sûr, elle me répondit que c'était le fameux Brisard qui le lui avait vendu. Je me contentai de hausser les épaules avant de reprendre ma lecture. Elle m'en demanda la raison. Elle fit bien car cette petite anecdote me permit de la chapitrer à un certain sujet.
Je vous l'ai dit, Jeanne avait de l'éducation, les bonnes sœurs en étaient la cause. Toutefois, de ses années au faubourg Saint-Marcel, elle n'avait pas ramené des goûts très sûrs. Sa jeunesse turbulente n'arrangea rien, et du magasin de Labille, elle garda surtout l'habitude de se vêtir de façon un peu trop clinquante. En somme, Jeanne était belle mais avait plus de coquetterie que d'élégance. Et puisqu'il faut le dire, dans ses manières comme dans son parler, encore trop d'indices de sa passable extraction la désignaient aux critiques des précieux. Voilà, avec des formes, ce qu'il me prit une bonne heure à lui révéler ce jour-là. Après quelques instants de dépit, elle me demanda si je pensais qu'il y eût une façon d'améliorer cela. Jeanne était intelligente : elle sentait bien qu'il lui manquait des atours dignes de sa beauté. Je la rassurai, plutôt heureux finalement de l'épisode du bijoutier qui me fournit l'occasion d'apporter à mon projet la patine nécessaire à sa réussite.
Je proposai donc à Jeanne de la distraire par toutes sortes de leçons, prétextant qu'elle pourrait ainsi mieux figurer en société. Je ne lui mentais qu'à moitié puisque vous connaissez les détails de mon plan. Car si elle devait paraître un jour à la Cour, il lui restait encore beaucoup à apprendre pour espérer s'y faire une place. En ce pays, comme on dit là-bas, les mœurs sont cruelles mais se déguisent d'un raffinement subtil. Un mot, un vêtement, une attitude, un silence, sont autant de codes
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