Pour les plaisirs du Roi
Ensuite, l'impétrante peut trouver sa place dans le théâtre de Versailles. Jeanne avait déjà ses habitudes dans les coulisses, mais pour qu'elle devînt un premier rôle, elle ne pouvait se dispenser de cette comédie.
Avec le duc de Richelieu, nous nous attelâmes à la besogne. Cela pouvait prendre du temps, le roi semblant pour l'heure se satisfaire de sa proximité avec Mme du Barry et de son titre tout neuf. En outre, il fallait également affermir la position de Jeanne avant d'entreprendre le couronnement – si je puis dire – de notre plan. C'est là que mes sœurs pouvaient se rendre utiles. D'une souche sans tache, elles paraîtraient aisément à la Cour, et seraient en quelque sorte les yeux et les oreilles de Jeanne – mais évidemment surtout les miennes. Le nouveau genre de Chon saurait peut-être même gagner des sympathies auprès de quelques vieilles duchesses, toujours très précieuses pour se faire une réputation. Je demandai donc à Jeanne de leur faire une petite place dans son nouveau logement. Elles lui tiendraient compagnie pendant la journée, rompant ainsi sa solitude, d'autant que mon fils prit aussi l'habitude de lui rendre visite. On se souvient qu'il était grâce à moi un page de la Cour et qu'à ce titre il connaissait toutes sortes de petits secrets. Je fais ici une brève parenthèse pour répondre à ceux de mes lecteurs qui m'estiment souvent un père ou un frère dénaturé. Connaissez-vous beaucoup de vos amis ou parents qui offrent à leurs sœurs un balcon à Versailles ? À leur fils une place près du roi ? À leur frère une rente de ministre ? Et à leur belle-sœur un trône ? Nous nous comprenons, je pense. Il reste mon épouse, direz-vous. À elle, j'ai laissé la liberté. C'est un bien inestimable.
23 La rumeur d'un empoisonnement de Dominique Lebel a effectivement couru quelque temps à Versailles, où les calomnies de ce genre étaient assez fréquentes. On sait aujourd'hui que le clan de Mme de Grammont ne fut pas étranger à la propagation de cette thèse. Toutefois, comme le souligne le comte, aucune preuve ne l'a jamais étayée. D'ailleurs, la date de son retour de Toulouse – qu'il prend soin de préciser – ne lui aurait pas laissé le temps matériel d'ourdir une telle machination. Paradoxalement, la joie qu'il décrit avoir ressenti à l'annonce de la mort de Lebel finit de le disculper de ce soupçon. Le comte avait peu de scrupules, toutefois il faut rester juste avec lui : il n'a pas le profil d'un assassin.
Chapitre XXXIII
V ers la fin du mois d'octobre, Nallut vint me prévenir qu'on donnait depuis peu au théâtre Nicolet, rue du Temple, une pièce qui pourrait m'intéresser. Je connaissais assez bien le lieu : il s'y jouait des farces légères mais pas trop médiocrement tournées. La clientèle du sieur Nicolet appréciait notamment les opéras-comiques aux accents égrillards. Je décidai de m'y rendre. La salle était comble et je dus un peu jouer des coudes pour m'y faire une place. La pièce du moment s'intitulait La Bourbonnaise . Après les premières minutes du spectacle, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que l'histoire de cette Bourbonnaise ressemblait trait pour trait à celle de Jeanne. Un acteur me donna même le sentiment qu'il interprétait mon personnage – fort mal d'ailleurs. Je m'informai aussitôt de l'auteur. On me dit que c'était un jeune abbé du nom de Robineau qui avait commis la pièce. Je n'en sus pas plus. Le ton était donné.
Tout au long de l'automne 1768, plusieurs cabarets donnèrent des œuvres dans le goût de celle-là, quelques-unes férocement grivoises. Jeanne y figurait sous divers noms, mais il devint vite évident pour le public que c'était de Mme du Barry, la nouvelle maîtresse du roi, qu'il s'agissait. Au même moment, des libelles fleurirent un peu partout dans Paris, dont un chantait gaillardement les vertus de la Bourbonnaise. Le roi n'y était pas épargné, le pamphlet s'avisant même d'en décrire les mœurs intimes. Bientôt, on en parla jusqu'à la Cour.
Évidemment, tout cela ne tenait pas du hasard. Et il fallait des complicités bien puissantes pour faire imprimer de telles obscénités sans que M. de Sartine n'en fût averti. On le savait plus prompt à réagir quand il faisait le dévot en mettant à l'index quelques bons livres de M. Rousseau. Cette campagne était le fruit d'un complot, et vous vous doutez où allaient mes soupçons. J'en eus la certitude
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