Pour les plaisirs du Roi
Bientôt convaincu de s'être livré au vol de son débonnaire maître, mon ex-valet fut prestement envoyé aux galères, où le fouet des gardes-chiourmes lui fit amèrement regretter mes bienveillants coups de canne. Ce Simon le remplacerait avantageusement, d'autant qu'il me semblait l'esprit vicieux. J'ai l'œil pour ce talent-là. Je n'attendis donc pas le verdict du compagnon de la Charogne et je lançai un louis à cette ordure pour la débarrasser du garçon. Elle s'empara avidement de la pièce et brailla à Simon de me suivre.
Rentré en mon hôtel, j'expédiai le garçon aux cuisines pour qu'il se nourrît en même temps qu'il se présenta à mes autres domestiques. J'avais d'ailleurs résolu de faire mon Sartine en lui commandant de me répéter tout ce qu'il y entendrait. Ce fut ainsi qu'un peu plus tard il me rapporta le surnom de Sultan dont mes gens m'avaient affublé. Je tus ma colère à ce sujet quelque temps, mais à la première occasion je vidai les lieux de la présence de ma cuisinière et de son mari. La naine échappa à la purge au seul motif qu'il m'amusait de l'assortir avec Simon. Ce dernier était bien aussi sot qu'il en avait l'air. Cette tare était compensée par une rare soumission, héritage des mauvais traitements qui lui avaient forgé une âme d'esclave dans un corps d'Hercule. Le bonhomme possédait une taille proprement remarquable, assortie d'une musculature digne d'un gladiateur. À dix-sept ans à peine, il dépassait d'une tête toute la maisonnée, moi y compris, bien que vous sachiez que ma taille était fort honnête.
Venu de nulle part, il avait cependant dû avoir une nourrice généreuse dans sa prime jeunesse. Mais tout ce dont il se souvenait, me dit-il, c'était ce lubrique curé qui lui enseigna les rudiments de la lecture et de l'écriture, et où il séjourna quelque temps. Il s'était enfui de ce gîte un soir, croyant désormais vivre libre, en vagabond. Toutefois à Paris, même cet état a des règles : les mendiants y ont leurs territoires attitrés qu'ils défendent jalousement. Plusieurs fois, Simon essuya leurs menaces mais, plus par bêtise que par insolence, il ne déguerpit pas. À la fin, pour bien lui faire entrer la leçon dans la tête, ils la lui ouvrirent à coups de pierre, et c'est plus mort que vif que le compagnon de la Charogne l'avait trouvé sous le pont Neuf. Après avoir songé l'achever pour le revendre à ces messieurs de la Faculté qui sont friands de corps frais, il hésita, décidant finalement de le traîner jusqu'à son minable logis. Simon avait une belle constitution et la tête dure : en deux jours, il était remis. L'odieux couple imagina alors le prostituer, mais sa terrible corpulence faisait fuir les clients. Il est vrai que, dans cette manie, les faibles sont souvent plus goûtés que les forts. Ne sachant qu'en faire, ils le gardèrent pour diverses corvées qu'ils lui rétribuaient généreusement à coups de bâton. Rendu à demi sauvage, totalement prostré dans l'intervalle des cruautés qu'il endurait quotidiennement, son intelligence ne s'en était pas améliorée.
Au cours des premiers temps passés dans ma maison, Simon démontra cependant qu'il pouvait apprendre, au moins à l'imitation. Ma naine lui enseigna diverses astuces utiles à son service auprès de moi, tandis que je pris l'habitude de lui parler de mille choses, comme l'on fait avec un animal de compagnie dont on s'amuse à croire qu'il nous comprend. Mais Simon n'avait pas plus d'entendement qu'un lévrier ou un angora, qualité inestimable pour un domestique car elle permet de ne rien s'interdire d'évoquer en sa présence. J'avais toutefois remarqué qu'il savait observer. Peu à peu, en plus de me servir, il sut à la perfection mes habitudes. Il m'accompagna bientôt dans toutes mes expéditions, marchant toujours deux pas en deçà de moi, répondant au sifflet comme un bon chien de chasse. J'avais pris soin de le faire habiller d'une livrée sombre et austère, ce qui redoublait l'effet de sa puissante physionomie. Chez tous mes amis on me l'envia, en particulier chez M. de Richelieu, à qui je dus promettre de le lui céder s'il me prenait l'envie de m'en débarrasser. Pour l'heure, je n'en avais pas le dessein et tout Paris s'habitua à me voir accompagné en tous lieux par ce ténébreux serviteur.
Chapitre XIII
L 'année 1757 commença sous de bien terribles augures. Le cinq du mois de janvier, sur les coups de six heures du
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