Pour les plaisirs du Roi
Il me reçut à l'égal d'un parent, trop heureux, disait-il, de pouvoir être agréable à un ami du duc, en même temps qu'à un ancien compatriote. À mon grand étonnement, je découvris en effet qu'il était né français, et de surplus à Castres, ville que je connaissais fort bien puisque la famille de ma mère en était originaire. Ce dernier détail me l'attacha plus encore. Il allait sur ses quatre-vingt-trois ans, mais à part une infirmité dans la jambe droite, fruit d'une vieille blessure, il conservait toute sa vigueur. Et tout autant d'esprit. Il me conta son incroyable histoire.
John Jean-Louis de Ligonier avait vu le jour sujet du roi de France, dans ce beau pays du Tarn qui fut longtemps le refuge de beaucoup de huguenots. Pour ce motif, sa famille s'y installa. Mais je vous le redis, notre terroir n'aime pas que l'on prie Dieu autrement qu'à sa sauce. Et les persécutions engagèrent bientôt les parents du baron à fuir cette terre pour l'Angleterre. Arrivé jeune encore sur cette île, M. de Ligonier s'engagea dans les armées de son nouveau pays et fut envoyé dans un régiment irlandais où sa vaillance le distingua très vite durant les guerres de la Succession d'Espagne. Devenu par la suite colonel des dragons de la Garde, il se couvrit de gloire dans toutes les campagnes de son pays d'adoption. Fait chevalier de l'ordre du Bain, il commanda l'infanterie anglaise à Fontenoy où il croisa le duc de Richelieu dans le camp adverse. À cette époque, les hommes se parlaient en même temps qu'ils se massacraient. Deux ans plus tard, ils purent terminer leurs débats à la bataille de Lawfeld : M. de Ligonier y conduisit la charge des Anglais avant d'être fait prisonnier par les troupes du duc. En sa qualité de Français passé sous les armes d'une nation ennemie, il risquait la peine capitale. Mais sa bravoure l'avait déjà absous de cette faute : le duc de Richelieu parla si bien de lui au roi que ce dernier l'invita à sa table puis le traita avec les égards d'un monarque envers un sujet dont il est satisfait. Louis XV savait parfois être à la hauteur de son trône. Quelques jours plus tard, John de Ligonier rentrait libre en Angleterre. Durant toutes les guerres de ces années troublées, il continua d'échanger souvent avec M. de Richelieu.
Devenu pair d'Irlande puis général et baron, lord Ligonier n'oublia jamais son ami ni sa dette. J'en tirais maintenant les dividendes : pendant quelques semaines, je lui rendis visite fort régulièrement. Il me demandait souvent de lui parler de Castres et du Languedoc, où il n'était jamais revenu depuis soixante années. Nos conversations m'apprirent mille détails sur la vie londonienne, et, malgré notre écart d'âge, une franche amitié se noua entre nous. D'autant que mon hôte me surprit par un autre trait de sa personnalité. Dans une carrière aussi tumultueuse que la sienne, il avait trouvé fort tard le temps de se marier. Pour cela, il avait gardé des habitudes de garnison, dont celle de la fréquentation assidue des bordels. L'âge avançant, il s'était même constitué un petit sérail pour son usage personnel et celui d'amis choisis. Comme on le voit, nous avions en commun plus qu'un terroir d'origine.
Dans un grand appartement situé près de chez lui, à Westminster, lord Ligonier logeait, habillait, nourrissait et cajolait trois jeunes femmes toutes dévouées à sa cause : une Irlandaise, une Anglaise et une Hollandaise. Ces trois grâces vivaient ensemble, ne sortaient que très rarement, attendant les visites de leur bienfaiteur, qui parfois ne venait pas seul. Étant un ami de M. de Richelieu, il avait bien saisi que nos tempéraments devaient s'accorder. Il me proposa donc de venir souper un soir chez ses trois protégées. Nous convînmes d'une date. Le jour venu, un de ses domestiques m'apporta un billet ou il m'expliquait qu'il ne pouvait quitter son lit à cause d'une affreuse crise de goutte. Mais comme il ne voulait pas que ces pupilles fussent inquiètes, il me chargea d'aller leur porter de ses nouvelles. On n'apprend pas à un chat à attraper les souris. Le stratagème était de ceux que j'avais déjà employés et je me demandai si le vieillard ne voulait pas faire son roué en me brocantant tout ou partie de son sérail. Je me rendis chez les jeunes femmes avec prudence. Je regrettai bientôt d'avoir douté de ce brave gentilhomme : ma soirée fut de celles dont on se souvient longtemps. Elle ne me
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