Pour les plaisirs du Roi
d'être les amis des Lumières. Je ne lui dis pas que je partageais moi aussi cette tare. Il me présenta à sa femme : elle se prénommait Sarah, n'avait pas plus de vingt ans, et était aussi remarquable de près que de loin. Je dis cela car, en matière de beauté, combien de fois la distance tisse des compliments que la proximité regrette. Goudar m'offrit ensuite de partager une pinte, pendant que son épouse s'occupait à la lecture d'une gazette. Il engagea la conversation sur un débat qui lui tenait à cœur.
— M. le comte, quelles sont les nouvelles de France ?
— Eh bien, cher monsieur, de ce que je sais, le roi est fort satisfait que l'on ait enfin trouvé à faire la paix – je jouais l'important car en vérité je n'en savais positivement rien. La Cour également se félicite de cette nouvelle.
— Monsieur le comte, sans vouloir vous offenser, le roi n'est pas la France, la Cour encore moins, lâcha-t-il avec une pointe d'agacement.
— Je vous trouve bien sévère.
— Pas plus que beaucoup de nos concitoyens, monsieur.
— Vous pensez ?
— Je ne pense pas, j'écoute. Et lorsque j'ai quitté Paris, il y a deux ans maintenant, la ville bruissait d'une opinion dont l'écho n'est pas parvenu à Versailles, de ce qu'il me semble.
— Je vis à Paris le plus clair de mon temps, mais il ne me paraît pas qu'on y mijote une quelconque fronde.
— Le fumet de la fronde a pour lui de ne pas s'annoncer. Encore moins dans les beaux salons. Il faut, pour sentir l'opinion, se mêler à la masse.
— Je ne dédaigne pas à l'occasion fréquenter les faubourgs, et je n'y ai vu là qu'un peuple laborieux, seulement préoccupé de faire bouillir sa marmite, insistai-je.
— La marmite bout, monsieur, vous avez raison. Elle pourrait d'ailleurs un jour déborder des faubourgs.
— Cherchez-vous à effrayer ?
— Qui ?
— Je ne sais, ceux qui vous écoutent…
— Monsieur, il n'est plus temps d'avoir peur. Le feu couve. Le peuple en a assez de cette comédie que nous jouent les ministres, les banquiers, les agioteurs et autres profiteurs. Un jour, la France, la vraie, viendra au petit lever du roi à Versailles pour demander des comptes.
— Vous êtes de ces républicains ?
— Je ne suis de rien, ni en faveur de quiconque. Je préviens, c'est tout.
Goudar m'avait débité ses fadaises avec la conviction d'un prêcheur de fin du monde. Et si je n'avais eu intérêt à en savoir plus sur son épouse, je l'aurais planté là. Je pris mon mal en patience en tentant de l'assagir par quelques arguments de nature à le ramener à la raison. Pendant ce temps, Sarah, visiblement habituée aux sorties de son mari, ne levait les yeux de sa gazette qu'à de brefs instants.
— Si je vous entends bien, monsieur, lui dis-je, nous sommes à la veille de grands bouleversements.
— Peut-être…
— N'y a-t-il pas moyen de s'en préserver ?
— Sûrement, il faudrait pour cela réformer l'État. Mais je parle d'une vraie réforme, pas d'un changement de favorite, dit-il en vidant sa pinte.
— Vous ne pourrez nier que beaucoup de proches du roi sont favorables aux idées nouvelles.
— Me parlez-vous de la coterie qui soutient les encyclopédistes ?
— Entre autres…
— Soyons sérieux, monsieur le comte. Et d'abord, croyez-vous que les d'Alembert, Diderot et consorts jouent autre chose qu'une jolie musique de philosophes au ventre plein ? Les lanternes de ces prétendues Lumières n'éclairent pas plus loin que la salle à manger de leurs protecteurs. De leurs maîtres, devrais-je dire.
— Vous redevenez sévère.
— Vous voulez un exemple ?
— J'écoute.
— Prenez Voltaire : à part faire l'usurier avec la moitié de la Cour, ou écrire de beaux discours à l'usage de ceux qui ont le temps de lire, que sait-il vraiment du peuple ? Que sait-il de la faim ? Que connaît-il de la maladie, lui qui dévalise les apothicaires de Paris à la moindre goutte au nez ? Non, monsieur, je vous le dis, la misère n'est connue que des foules qui la vivent. Aujourd'hui, c'est vrai, elles sont silencieuses. Mais demain…
Je ne répondis pas. Maintes fois, il faut dans une conversation savoir installer le silence pour apaiser le dialogue. J'ajoutai la commande de deux nouvelles pintes pour mieux éteindre l'incendie. La stratégie fut bonne : Goudar se modéra. Il me demanda même de lui pardonner pour s'être un peu échauffé. Je lui expliquai en retour que sa conversation m'avait certes un peu
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