Pour vos cadeaux

faisons fort de répondre aux besoins avouables de la campagne hors la
nourriture, l’habillement, la semence et les machines agricoles, autant dire,
cette suspicion d’un article manquant, improbable, tant la liste est longue des
trésors que recèle notre magasin, dont vous ne voyez que la pointe de l’iceberg,
à quoi s’ajoute la réserve dans l’entrepôt du jardin, qui nous vaut de lancer
le très mystérieux, attendez, je vais voir s’il m’en reste, et c’est là que
notre mère passe précipitamment dans le couloir et repasse quelques minutes
plus tard, secrètement soulagée, les bras chargés – à défaut de
l’extracteur à bigorneaux et du plat à pilpil – de la rareté du jour.
    Car depuis le drame, elle, si entourée du temps de son
dispendieux mari qui n’hésita pas à se tuer à la tâche pour lui éviter la
corvée des travaux domestiques, doit maintenant faire face,
seule – elle a signifié à la jeune Marie-Antoinette qu’elle ne
pouvait plus la garder –, de la maison au magasin, au prix d’incessants
allers-retours, demandant à la cliente de patienter un instant, l’encourageant
à réfléchir, le temps qu’elle baisse la flamme sous une casserole, ou débranche
le fer à repasser, ou mette une tournée de lessive en marche, revenant en
courant poser la question fatale : alors, vous êtes-vous décidée ?
dont elle connaît d’avance la réponse : j’hésite encore, et elle :
prenez votre temps, allant même jusqu’à proposer : emportez les deux
modèles pour montrer à votre mari, à vos enfants, à votre mère, aux jeunes
époux, gardez celui qui aura été choisi, mais que cela ne vous oblige pas, vous
pouvez tout aussi bien rapporter les deux si aucun ne vous convient, et toutes
sortes d’arrangements qui traduisaient chez elle une conception singulière du
commerce où la qualité de l’échange et le service rendu avaient plus de prix
que l’affaire réalisée. Prostrés autour de la table de la cuisine, nous la
voyons ainsi s’affairer en silence, mobiliser l’ensemble de ses forces à
assurer ce qui constitue l’essentiel, à ses yeux, l’objectif qu’elle s’est fixé
pour le bien-être de ses enfants : les repas, le linge et le coût des
études, après quoi elle s’autorise à vous laisser vous débrouiller.
    Ne comptez pas, par exemple, discuter avec elle de votre
orientation future, du bien-fondé de vos options scolaires, du choix d’une
filière, des mérites comparés des différentes voies possibles. L’avantage
d’être orphelin de père, c’est qu’on ne s’embarrasse pas avec ce genre de
questions. Bien sûr, il n’est pas déraisonnable d’attendre de l’esseulée
qu’elle prenne le relais et, endossant les prérogatives du disparu, s’inquiète
d’un air grave auprès de l’adolescent : as-tu pensé à ce que tu aimerais
faire plus tard ? aux études pour y parvenir ? comme cela se passe
ailleurs, sans doute. Mais l’urgence dans laquelle se tient votre mère après la
perte brutale de l’époux ne lui permet pas ce type de préoccupations. Non
qu’elle se désintéresse de votre avenir. Mais comment demander à l’esprit de se
projeter si loin en avant quand son objectif de chaque jour est d’atteindre le
jour finissant ? Et ceux qui ont connu la jeune veuve savent qu’elle fut
pendant des années ce corps sombre qui s’arc-boute de toutes ses forces pour
résister à la tentation d’en finir. Et comme vous-même trouvez déjà bien
compliqué de réduire cette fracture de temps entre la fin de l’étape et le début
du programme de la soirée, les interrogations sur votre lointain, il sera
toujours temps d’y songer le moment venu, autant dire à la saint-glinglin.
    Ce qui fait que, le jour venu du saint en question, n’ayant
aucune vocation particulière à quoi que ce soit qui ressemble à un travail (en
quoi l’étude des lettres vous facilite grandement la tâche, dont on n’attend
rien de concret), vous trouvez tout à fait saugrenu d’entendre vos camarades
discuter gravement de leur avenir, évoquer très sérieusement la perspective de
la recherche d’un emploi, et pour s’y préparer s’arrachant les places de
surveillants et de suppléants dans les collèges, placardant chez le boulanger
des petites annonces où, étudiants sérieux, ils se proposent de donner des
cours de tout ce qu’il est possible d’enseigner, de la maternelle au doctorat,
s’arrachant les enfants pour les