Prophétie
roseaux bruissant doucement dans la brise légère. Allais-je pouvoir jamais apprécier à nouveau la beauté de la vue ?
Je traversai le pont et entrai dans la ville, dont les rues grouillaient de monde. Même si je me sentais en plus grande sécurité à cheval, je continuai à scruter la foule. À l’angle de Thames Street et de New Fish Street, deux mendiants étaient assis sous le beffroi qu’on était en trainde construire à cet endroit et dont on ne voyait pour le moment que quelques marches et l’échafaudage. Les deux jeunes gars en haillons et coiffés de casquettes fixaient la cohue, tandis qu’entre eux deux était assise une femme en guenilles, la tête baissée. Au moment où je passai devant eux, la femme releva la tête et je vis que c’était une jeune et jolie fille, âgée de seize ans tout au plus. Lorsque son regard désespéré croisa le mien, je pensai aux arracheurs de dents qui étaient prêts à la payer pour la défigurer.
Voyant qu’elle et moi échangions un regard, le plus grand des deux gars se mit sur pied et se dirigea vers moi.
« Ne reluque pas ma sœur ! hurla-t-il avec un accent du terroir. Tu te trouves bougrement beau dans ta belle robe, hein ? Foutu bossu ! File-nous la pièce, on crève de faim ! »
Je fis avancer mon cheval parmi la foule, aussi vite que je le pouvais. Mon cœur cognait dans ma poitrine comme le mendiant s’efforçait de me suivre, m’agonisant d’injures et réclamant de l’argent dans mon dos. Les passants se retournaient pour voir qui m’apostrophait. « Faut payer pour regarder des gens normaux, bossu ! » Par-dessus mon épaule, je vis que son comparse lui avait saisi le bras et tentait de le ramener vers le beffroi, craignant d’attirer l’attention du sergent. Je poursuivis ma route, ravi que cette rencontre n’ait pas eu lieu la nuit.
Le lendemain matin, je gagnai l’échoppe de Guy. J’attachai Genesis devant la maison et frappai à la porte. Le fait de tenir les rênes avait tiré sur les points de suture. Il me tardait qu’on me les enlève.
Guy ouvrit lui-même la porte. À ma grande surprise, il portait une paire de lunettes cerclées de bois. Mon étonnement le fit sourire. « J’en ai besoin pour lire, car je me fais vieux. Je les ôtais jadis quand j’avais une visite, mais j’ai compris que je péchais alors par coquetterie. »
Je le suivis à l’intérieur. Ses yeux grossis par les verres me rappelèrent ceux de Cantrell. Comment se portait-il ? Je l’imaginai titubant dans son misérable taudis.
Guy était en train d’étudier. À côté d’une plume et d’un encrier, le gros volume d’anatomie était ouvert sur la table, montrant d’horribles illustrations. Il avait pris des notes sur une feuille de papier. Il m’invita à m’asseoir sur un tabouret devant la table, tandis qu’il s’installait en face de moi et désignait le livre dont j’avais détourné le regard.
« Plus j’étudie ce texte, plus je comprends qu’il change tout, déclara-t-il d’un ton passionné. Tous les anciens livres de médecine que nous étudions depuis des siècles, Galien, Hippocrate et les Romains, ils setrompent du tout au tout ! Et s’ils se trompent en matière d’anatomie, ne peut-on pas remettre en question tout ce qu’ils affirment ?
— Prenez garde au Collège des médecins, si vous proférez de telles assertions. Pour cette institution, les livres de ces savants sont la Bible.
— Mais justement, ce n’est pas la Bible. Ce sont des œuvres humaines, rien de plus. Et elles sont devenues des chaînes et des entraves, personne n’ayant le droit de les contester. Dans votre domaine d’études, des changements se produisent. Le droit évolue.
— En général au rythme d’un vieil escargot fatigué. Mais c’est vrai, il évolue.
— J’ai fini par considérer ces vieux textes médicaux comme un énorme fatras d’arcanes.
— On pourrait dire cela du droit. Mais oui, je suppose qu’on accepte pour argent comptant trop de savoir ancien. Les gens ont besoin de certitudes, et plus que jamais à notre époque troublée et déboussolée.
— C’est vrai. Même si ces certitudes leur font du mal et font du mal aux autres. Savez-vous que l’autre jour, au Collège des médecins, j’ai entendu raconter que l’un de ces évangélistes qui pensent qu’Armagédon est tout proche et que la fin des temps est imminente avait refusé qu’on soigne sa jambe cassée, alors
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