Prophétie
guet, je regagnai le sentier en pataugeant dans les marécages. Au moment où j’apparus, deux passants fixèrent avec étonnement ma robe et mes bottes maculées de boue. Je jetai un coup d’œil en arrière vers le petit coteau où, immobile, tel un ange vengeur, Harsnet se dressait à contre-jour.
12
U ne heure plus tard, je franchissais le portail de l’asile de Bedlam et me dirigeais vers le long bâtiment. Cette fois, j’entendis vociférer deux personnes, mais les paroles étaient incompréhensibles. Je répugnais à pénétrer à l’intérieur. Entre le tueur monstrueux et le jeune dérangé mental, j’avais l’impression d’avoir depuis deux semaines quitté le monde des sentiments et des comportements normaux pour entrer dans une nouvelle contrée, étrange et terrifiante. Je me rappelai la chaude et amicale ambiance du dernier dîner chez Roger et Dorothy… À présent, Roger était mort et je me faisais beaucoup de souci pour Dorothy qui n’était que l’ombre d’elle-même, accablée de chagrin. Je pensai à Barak et à Harsnet en train de faire le guet dans les marais de Lambeth, priant le ciel qu’ils attrapent l’assassin de Roger. Le contraste entre la violence de l’horrible meurtre, si semblable au premier, et le silence des marécages vides où était tapi l’assassin avait été angoissant. À moins qu’il ne se fût agi de quelqu’un ayant décidé de camper là, mais c’était improbable.
Parvenu à l’entrée de l’asile, je respirai profondément, puis frappai. Le chef gardien Shawms en personne ouvrit la porte. Peut-être m’avait-il vu arriver d’une fenêtre. Son visage aux traits durs arborait un air lugubre. Les vociférations se firent plus sonores. « Lâchez-moi, lâchez-moi, manants ! » Un bruit de chaînes résonna.
« Ah, vous voilà ! s’exclama Shawms. On m’a notifié qu’une audience se tiendrait à la Cour des requêtes à propos de la façon dont je m’occupe d’Adam Kite. La semaine prochaine, le 4 du mois.
— Très bien. On vous a donc averti. Vous devrez effectuer régulièrement un compte rendu sur le patient.
— J’ai pas le temps de courir dans les tribunaux. Vous affirmez que je prends pas soin de lui. »
Me penchant vers lui, je perçus sa mauvaise haleine et des relents d’alcool. « C’est en effet le cas, espèce de vaurien ! Mais une décision du tribunal vous y contraindra. Bon, maintenant laissez-moi passer. Je dois voir mon client. » Il recula d’un pas, surpris par mon ton. Je lecontournai, soulagé de lui avoir dit son fait. Les éclats de voix devenaient encore plus violents.
« Un homme qui se prétend docteur vous attend, répondit-il. Noir comme un charbon. Comme si ça suffisait pas que ce jeune cinglé dérange tout le monde, voilà que vous faites venir ici un moricaud pour effrayer les bons chrétiens. L’Érudit enchaîné l’a vu passer, vêtu de sa robe. Il a cru que c’était le professeur de Cambridge qui lui avait dénié le poste et qui, la peau brûlée par le feu de l’enfer, était sorti de sa tombe pour le tourmenter. » Il se tut un instant avant de poursuivre : « Venez donc voir, monsieur, ce à quoi je suis confronté ! »
Il enfila le corridor à grandes enjambées. Je le suivis, à contrecœur, mais il me fallait en savoir le plus possible sur ce qui se passait dans l’asile.
Le guichet de la porte d’une des dernières chambres du corridor était ouvert. Par l’ouverture, j’aperçus Hob Gebons et un autre gardien qui s’efforçaient d’enchaîner un homme entre deux âges, au long visage ascétique sous des cheveux châtains clairsemés, vêtu d’une chemise blanche sale et de chausses noires. Il se calma, haletant d’épuisement. Les gardiens avaient lié ses mains devant lui et l’un des deux était en train de lui attacher la cheville à une chaîne fixée dans le sol. Je frissonnai, la scène me rappelant mon bref mais terrifiant séjour à la Tour de Londres.
« Est-ce nécessaire ? » demandai-je à Shawms.
On entendit un cliquetis métallique au moment où l’homme se tourna vers nous. L’effroi se peignit soudain sur son visage, quand il aperçut ma robe d’avocat sous mon manteau, et il tenta de se dégager des gardiens pour se jeter sur moi. « Et maintenant un avocat ! hurla-t-il. D’abord le fantôme de Pellman et à présent le diable envoie un avocat pour me tourmenter !
— Calmez-vous ! grogna Gebons. Espèce de cinglé !
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