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Quand un roi perd la France

Quand un roi perd la France

Titel: Quand un roi perd la France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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contre la targe, et va le galop ! Maintenant ils allaient se
promener, alourdis de fer, avec des bâtons. « N’oublions point qu’à
Crécy… » disaient ceux qui voulaient malgré tout donner raison au roi.
« Crécy, toujours Crécy », répondaient les autres.
    Ces hommes qui, la demi-heure
d’avant, avaient l’âme tout exaltée d’honneur bougonnaient comme des paysans
qui ont cassé un essieu de chariot. Mais le roi lui-même, pour donner
l’exemple, avait renvoyé son destrier blanc et piétinait l’herbe, les talons
sans éperons, faisant sauter sa masse d’armes d’une main dans l’autre.
    C’est au milieu de cette armée
occupée à couper ses lances à coups de hache d’arçon que, arrivant de Poitiers,
je dévalai au galop, couvert par la bannière du Saint-Siège, et escorté
seulement de mes chevaliers et de mes meilleurs bacheliers, Guillermis, Cunhac,
Élie d’Aimery, Hélie de Raymond, ceux-là avec lesquels nous voyageons. Ils ne
sont pas près d’oublier ! Ils vous ont conté… non ?
    Je descends de cheval en lançant mes
rênes à La Rue ; je recoiffe mon chapeau que la course m’avait rabattu
dans le dos ; Brunet défroisse ma robe, j’avance vers le roi les gants
joints. Je lui dis d’entrée, avec autant de fermeté que de révérence :
« Sire, je vous prie et vous supplie, au nom de la foi, de surseoir un
moment au combat. Je viens m’adresser à vous d’ordre et de la volonté de notre
Saint-Père. Vous plaira-t-il de m’écouter ? »
    Si surpris qu’il fût par l’arrivée,
en un tel instant, de ce gêneur d’Église, que pouvait-il faire, le roi Jean,
sinon me répondre, du même ton de cérémonie : « Volontiers,
Monseigneur cardinal. Que vous plaît-il de me dire ? »
    Je restai un moment les yeux levés
vers le ciel, comme si je le priais de m’inspirer. Et je priais, en
effet ; mais aussi j’attendais que le duc d’Athènes, les maréchaux, le duc
de Bourbon, l’évêque Chauveau en qui je pensais trouver un allié, Jean de
Landas, Saint-Venant, Tancarville et quelques autres, dont l’Archiprêtre, se
fussent rapprochés. Car ce n’étaient plus à présent paroles seul à seul ou
entretiens de dîner, comme à Breteuil ou Chartres. Je voulais être entendu, non
seulement du roi, mais des plus hauts hommes de France, et qu’ils soient bien
témoins de ma démarche.
    « Très cher Sire, repris-je,
vous avez ici la fleur de la chevalerie de votre royaume, en multitude, contre
une poignée de gens que sont les Anglais au regard de vous. Ils ne peuvent
tenir contre votre force ; et il serait plus honorable pour vous qu’ils se
missent à votre merci sans bataille, plutôt que d’aventurer toute cette
chevalerie, et de faire périr de bons chrétiens de part et d’autre. Je vous dis
ceci sur l’ordonnance de notre très Saint-Père le pape, qui m’a mandé comme son
nonce, avec toute son autorité, afin d’aider à la paix, selon le commandement
de Dieu qui la veut entre les peuples chrétiens. Aussi je vous prie de
souffrir, au nom du Seigneur, que je chevauche vers le prince de Galles, pour
lui remontrer en quel danger vous le tenez, et lui parler raison. »
    S’il avait pu me mordre, le roi
Jean, je crois qu’il l’aurait fait. Mais un cardinal sur un champ de bataille
cela ne laisse pas d’impressionner. Et le duc d’Athènes hochait le front, et le
maréchal de Clermont, et Monseigneur de Bourbon. J’ajoutai : « Très
cher Sire, nous sommes dimanche, jour du Seigneur, et vous venez d’entendre
messe. Vous plairait-il de surseoir au travail de mort le jour consacré au
Seigneur ? Laissez au moins que j’aille parler au prince. »
    Le roi Jean regarda ses seigneurs
autour de lui, et comprit que lui, le roi très chrétien, ne pouvait point ne
pas déférer à ma demande. Si jamais quelque accident funeste survenait, on l’en
tiendrait pour coupable et l’on y verrait le châtiment de Dieu.
    « Soit, Monseigneur, me dit-il.
Il nous plaît de nous accorder à votre souhait. Mais revenez sans
tarder. »
    J’eus alors une bouffée d’orgueil…
le bon Dieu m’en pardonne… Je connus la suprématie de l’homme d’Église, du prince
de Dieu, sur les rois temporels. Eussé-je été comte de Périgord, au lieu de
votre père, jamais je n’aurais été investi de cette puissance-là. Et je pensai
que j’accomplissais la tâche de ma vie.
    Toujours escorté de mes quelques
lances, toujours signalé par la

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