Qui ose vaincra
ne
disposent plus du moindre centilitre d’essence, et leur parc automobile leur
est donc d’une désespérante inutilité.
Dans la matinée du 20
septembre, le sergent Roux fait siphonner par trois prisonniers tous les
réservoirs des véhicules. Il récupère onze litres qu’il verse dans une vieille
traction avant – ça devrait suffire pour la mission prévue, une expédition au
nord de la Loire, à Beaufort-en-Vallée, agglomération près de laquelle s’est
installé un important camp américain. Les Américains, ils le savent tous, possèdent
de l’essence à ne savoir qu’en faire.
Le première classe Noël
qui parle couramment l’anglais prend place auprès du sergent Roux. Derrière s’installent
les parachutistes René Platel et André Laborde.
Ils traversent la Loire
à Saumur, s’arrêtent dans un bistrot à Longué. Après s’être désaltérés, ils
sont sur le point de repartir lorsqu’arrive un quatuor de sous-officiers américains
qui arborent sur leurs chemises les insignes de la division Patton. Très vite
les relations se nouent autour d’une bouteille de vin qui se vide.
Noël s’exprime avec
autant de facilité en anglais qu’en français. C’est lui qui ouvre la voie des
transactions :
« Dites, les gars, on
a le coffre de la bagnole bourré d’armes boches, des Parabellums, des P. 38, des
mitraillettes Sturm Gewehr. Ça vous ferait de foutus souvenirs. Par contre, on
manque d’essence. Vous pensez pas qu’on pourrait s’arranger ? »
Les Américains sont
intéressés. Ils demandent à voir. L’affaire se conclut pour deux cents litres. L’un
des sous-officiers part seul dans une jeep, revient une petite demi-heure plus
tard à bord d’un Dodge six roues, ac-compagné d’un lieutenant, un colosse
rouquin, criblé de taches de son. L’officier est mal rasé, sale ; de
larges plaques de transpiration imprègnent sa chemise sous ses aisselles, répandent
une odeur rance qui se mêle à celle de l’énorme cigare qu’il mâche. Il a vers
le Français un regard indifférent et un vague signe de tête. Par contre, à la
vue des armes allemandes, sa physionomie s’éclaire. Il ramasse tout soigneusement,
ordonne à ses sous-officiers d’entasser dix jerricans sur la galerie et dans le
coffre de la traction. Puis il pénètre dans le bistrot en grinçant à travers
son cigare :
« Amenez-vous, on
va boire un coup. » L’Américain entre dans le vif du sujet sans préambule.
« Vous en avez d’autres ?
— On peut en avoir,
tout se tient, explique Noël. Si nous avons de l’essence, on pourrait tendre
des embuscades sur les points de passage des Allemands.
— Vous êtes vernis,
les gars ! Nous, nous n’avons pas droit de passer la Loire sous peine de
conseil de guerre. Et les Allemands, quand ils tombent dans un piège, ils
ripostent dur ?
— Plus maintenant. La
plupart du temps ils se rendent. C’est même ça le problème, les prisonniers on
sait pas quoi en foutre !
— J’achète, lance
le lieutenant américain en frappant la table.
— Quoi ?
— Les prisonniers. Je
les achète contre de l’essence.
— Je ne comprends
vraiment pas. Vous voulez acheter des hommes ? Mais pour quoi faire ?
— Pour les vendre. J’ai
preneur.
— Décidément, dans
cette guerre on aura tout vu. Et qui se porte acquéreur ? »
L’Américain rigole. Un
rire de ventre qui lui permet de conserver son cigare, griffé entre les
tenailles jaunâtres formées par ses dents.
« Quand nous sommes
arrivés, on a coincé un capitaine et six Boches. C’est tout ce qui restait dans
la région. J’ai fait comme vous, j’ai cherché à m’en débarrasser. J’ai été trouver
un colonel qui en a pris deux, ensuite deux commandants et un capitaine se sont
partagé le reste. Ils en ont fait des larbins de rêve. Et j’ai appris que le
capitaine avait cédé un des siens à un de ses amis pour cent cinquante dollars.
Alors j’ai été râler, il m’en a refilé soixante-quinze, et le marché s’est
trouvé ouvert. Sans compter que les acquéreurs prétendent avoir fait eux-mêmes
les Boches aux pattes, et se proposent pour des citations. Alors, si vous voulez,
on peut parler fric.
— De l’argent, nous
en avons. Ce qui nous intéresse c’est l’essence.
— Encore mieux. Combien
demanderiez-vous par tête ?
— Ça dépend du
grade », interrompt brusquement le sergent-chef Roux.
Les trois
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