Qui ose vaincra
retrouvé sans difficulté la cantine qui contenait plusieurs
uniformes complets de général allemand.
« Vous m’avez fait
mander, mon cher ? demande Friedrich en entrant.
— Assieds-toi et
cesse de faire le pitre. J’ai à te parler de choses sérieuses. »
Intrigué, Friedrich
jette le masque pour un instant et prend place. En quelques mots brefs et
précis, Roux lui explique ce qu’il attend de lui. Pour une fois, la première
réaction d’indignation du comédien n’est pas feinte, mais très vite un
personnage prend forme – celui du noble traité en roturier.
« Vous osez me
proposer de m’échanger contre une jeep ! Mettez ma révolte sur le coup de
ma déception ! Un véhicule parmi les plus inesthétiques aurait donc à vos
yeux plus d’importance que l’océan de culture que je répands à vos pieds chaque
jour ?
— C’est pas le même
usage… Et puis, écoute-moi bien. La guerre est pratiquement finie. Si tu sais
te montrer digne du personnage que je te demande de jouer, si tu le pousses
jusqu’au bout avant de balancer l’histoire à la presse internationale, tu vas
faire rigoler le monde entier aux dépens des Américains. Ça peut t’ouvrir une
nouvelle carrière.
— Il est un détail
que vous semblez omettre : de nos jours, les généraux allemands sont
passés par les armes pour un oui ou pour un non… Rien ne me prouve que le vôtre
n’ait quelques broutilles sur la conscience.
— Pas question d’usurper
une identité ! Tu seras le général Friedrich von Schüttorf. Les Américains
ne se trimbalent pas avec la liste complète des effectifs nazis. D’autre part, nous
disposons d’un uniforme d’officier général de pionniers : le Génie c’est
tout ce qu’il y a plus badin.
— D’abord cet
uniforme est-il à mes mesures ? questionne Friedrich, démontrant à Roux qu’il
a enlevé la partie.
— Probablement un
peu grand, mais j’y ai songé. Un tailleur va te le retoucher.
— Un tailleur de
province ! jette Friedrich dans une moue écœurée.
— Faudra t’en
contenter. Le temps me manque pour t’envoyer à Londres.
— Question
décoration, c’est convenable ?
— Un peu faiblard, admet
Roux, mais ne t’inquiète pas on va t’en rajouter, on n’en manque pas. Et pour
commencer, on va te balancer la Croix de fer. »
Friedirich prend un air
rêveur.
« Je reconnais que
l’appartenance à une arme sans panache comme le Génie comporte, en tant que
prisonnier de guerre, des avantages inéluctables. Mais je me serais assez bien
vu en général des Waffen S.S., insensible, arrogant, grandiose, superbe, un de
ces homosexuels virils qui chantent Wagner sur les charniers.
— Oui, bon, très
bien. Ne rêvasse pas, de toute façon n’a qu’un uniforme.
— Il serait foutu
de se faire fusiller par amour de la mystification, interrompt Noël.
— Par amour du
théâtre peut-être », rectifie Roux. Trois jours passent durant lesquels, grâce
au carburant fourni par les Américains, la compagnie réalise un fructueux coup
de filet dans les environs de Saint-Martin-de-Mâcon. Les hommes du 8 e stick rentrent à Montreuil avec dix-neuf prisonniers, parmi lesquels six
sous-officiers.
Sans rien y comprendre, les
sous-officiers allemands se voient décorer par les parachutistes de la Croix de
fer.
De son côté, Friedrich, après
avoir imposé en cinq essayages une vingtaine de retouches, a enfin l’uniforme à
sa convenance.
Noël part pour Longué, avec
pour mission de prévenir qu’à 23 heures un camion amènera un groupe de
prisonniers, parmi lesquels un général de division.
Le sergent Roux précède
le camion dans sa Hortch Friedrich a pris place à ses côtés.
Les Américains se
montrent réguliers. Les éléments du troc sont complets : près de cent
cinquante jerricans, une jeep.
Le lieutenant crasseux
est ébahi par la présence de Friedrich. Il ne sait quelle contenance adopter ;
il finit par bafouiller, dans sa langue nappée d’un accent de Caroline du Sud :
« Considérez-vous
comme prisonnier de guerre, général. Vous parlez l’anglais ? »
Dans un anglais
oxfordien, Friedrich répond :
« Bien entendu, jeune
homme. Et ça ne semble pas être votre cas. »
Par la suite, hélas !
Friedrich ne put tenir son rôle bien longtemps. La mèche fut rapidement éventée.
Les Américains eurent le
fair-play d’être les premiers à en rire et surent étouffer les noms
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