Raimond le Cathare
*
L’Hérésie a pénétré nos terres il y
a déjà plus d’un siècle. Cette nouvelle croyance a fait son apparition dans
l’Empire germanique, en Angleterre, en Italie et en de multiples provinces du
royaume de France ; Flandres, Champagne, Lyonnais, Normandie. Elle fut
partout férocement combattue. Tout au long du XII e siècle, de
multiples conciles de l’Église romaine ont ordonné de traquer les hérésies,
dont les prédicateurs étaient voués aux bûchers.
Elle cheminait secrètement mais on
la débusquait par des méthodes d’une absurde cruauté, telle que l’ordalie du
feu. Il suffisait d’une accusation étayée par quelques soupçons ou de légers
indices pour y procéder. Le tribunal ecclésiastique présentait à l’accusé une
barre de fer chauffée à blanc C’est le jugement de Dieu : si le suspect se
brûle les mains, il est déclaré coupable et condamné à périr dans les flammes.
S’il refuse l’épreuve, c’est un aveu sanctionné par la même condamnation.
Ces coutumes prévalent dans les
régions où les seigneurs joignent leur autorité à celle des évêques pour
organiser ces persécutions. Dans notre pays, nous refusons depuis longtemps de
nous prêter à ces simulacres de justice. Comment pourrions-nous martyriser des
hommes et des femmes aussi respectables, exigeants envers eux-mêmes et
indulgents envers les autres ?
Si je n’ai jamais songé à les
rejoindre, je n’ai jamais accepté non plus de les persécuter, ainsi que le pape
et ses légats l’exigent impérieusement Ma morale me l’interdit. Les Bons Hommes
sont plus fidèles aux enseignements du Christ et à l’exemple des premiers
chrétiens que bien des ecclésiastiques qui sombrent aussi souvent que nous dans
le péché.
La réalité politique m’empêche
également de chasser les hérétiques de mes terres. Les mœurs de notre pays
veulent que la prière soit libre et que chacun puisse l’adresser au Dieu qu’il
aime. Les Bons Hommes, pasteurs de l’hérésie, et les Croyants, leurs fidèles,
sont désormais si nombreux que leur persécution serait une mutilation de notre
peuple. Et ni le peuple ni moi ne pouvons y consentir. C’est trop tard.
Mais aujourd’hui Rome nous accuse de
duplicité et nous reproche de n’avoir rien fait pour endiguer la propagation
hérétique. Pour mon malheur, un homme encore jeune est monté sur le trône de
saint Pierre au moment où j’héritais de la couronne toulousaine. Il n’avait que
trente-six ans lorsque, sous le nom d’Innocent III, il prit en charge
l’Église romaine. Son pontificat promettait d’être long. Dès son élection il a
déclaré la guerre aux hérétiques.
Plus vaste
qu’un royaume…
Saint-Gilles, 16 janvier 1208
Dès le lendemain du meurtre, je
décide de quitter la Provence pour regagner Toulouse, à l’autre bout de mes
terres. Je dois au plus vite informer les consuls, calmer la population et ne
pas laisser le champ libre à la calomnie que notre évêque Foulques doit déjà
propager. Le connaissant, j’imagine les mines de cet hypocrite rendant visite
aux uns et aux autres pour leur susurrer quelques paroles empoisonnées.
« La folie s’est emparée de notre comte. Il faut être habité par le diable
pour assassiner le représentant du Saint-Père. Tous les bons catholiques
doivent se révolter contre ce mauvais comte, protecteur des hérétiques et ami
des juifs, ce débauché qui s’est marié cinq fois… »
Je connais la chanson de cet ancien
troubadour bien mal placé pour dénoncer la débauche à laquelle il s’est
joyeusement adonné, jadis, à la cour de mon père. Quand nous avions vingt ans,
je le voyais souvent aux pieds des dames, le luth à la main, empêtré dans un
compliment mal tourné. Un échec amoureux l’a conduit au couvent du Thoronet. Il
en est, hélas, sorti évêque de Toulouse. Il dirige le diocèse depuis deux ans.
Sa bouche puante va quotidiennement porter la mauvaise parole dans les
influentes familles catholiques et dans les puissantes congrégations
religieuses. Il explique à qui veut l’entendre que la guerre contre l’hérésie
commence par la lutte contre le comte de Toulouse.
Quant aux juifs, il est vrai que
notre pays leur est hospitalier. Ils ne sont pas tenus en lisière comme dans
les autres provinces du royaume de France. Depuis que je gouverne, j’ai confié
à certains d’entre eux des emplois publics, de juges, de comptables ou
d’archivistes.
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