Raimond le Cathare
gagner par leur doctrine, mais mon
cœur a été plus d’une fois touché par la vie exemplaire des Bons Hommes qui
forment leur clergé.
*
* *
Tout au long du siècle dernier, cette
religion a gagné sympathie et influence dans les rangs de notre noblesse, chez
les habitants des cités et même parmi les paysans. Devenu comte, j’ai voulu en
être instruit Quand il était à Toulouse, je demandais à Guilhabert de Castres,
l’hérétique le plus respecté parmi les siens, de venir au château Narbonnais.
Je le priais de n’arriver qu’à l’obscurité tombée, seul et en secret, afin que
l’évêque ne sache rien de ces visites. Tel un spectre, vêtu de noir et couvert
de son capuchon, il se glissait hors de la cité pour venir gratter à la porte
du château, où un serviteur discret l’introduisait en silence.
Jusque tard dans la nuit nous
parlions de cette religion dont j’avais entendu dire tant de mal et qui portait
d’innombrables noms : cathares, Albigeois, Parfaits, bogomiles, bougres,
manichéens…
— Si tu veux être amical,
appelle-nous « Bons Hommes » ou « Bonnes Dames »,
« Bons chrétiens » ou « Bonnes chrétiennes ». C’est tout ce
que nous aspirons à être. Un moine allemand nous a désignés du nom de « cathares »,
que l’Église emploie contre nous. « Parfait » est un terme également
forgé par l’Église de Rome. Dans les procès qu’elle fait aux nôtres, elle les
nomme « Hereticus Perfectus ». Ces noms sont inventés par la Grande
Prostituée de l’Apocalypse.
— Tu hais l’Église.
— De tout mon cœur. Car elle
n’est que mensonge. Regarde autour de toi : la douleur, la maladie, la
souffrance, la pauvreté, les incendies, les famines, les épidémies… Comment
peux-tu croire que Dieu ait voulu tout ce mal ? Comment pourrait-Il en
être le créateur ?
— Et quel autre Dieu serait le
Créateur ?
— Aucun. C’est l’œuvre du
principe du Mal. Et tant que nous vivons sous l’empire de la matière, nous ne
pouvons pas nous affranchir du Mal. Chacun demeure sur cette terre et se
réincarne indéfiniment dans d’autres êtres humains ou dans le corps d’un
animal. L’enfer n’est pas dans l’au-delà. Il est ici-bas.
— Et le salut ?
— Tu ne peux le trouver que
dans une lutte de chaque instant pour échapper au Mal qui nous environne. On
peut s’en extraire en se refusant à tous les plaisirs, à toutes les tentations.
C’est terriblement difficile. Comme tous les Bons Hommes, je m’y astreins.
Aucun commerce charnel, aucune consommation de viande, aucune possession,
aucune richesse, aucun pouvoir. C’est à ce prix que l’on peut échapper au cycle
infernal dans lequel nous sommes tous pris.
— Ta religion ne me laisse
aucun espoir. Je suis riche, puissant, j’aime les femmes, la musique et le
gibier.
Pour la première fois, je l’ai vu
rire.
— Comme tous. Mais peut-être,
comme quelques-uns, auras-tu la force de surmonter tes faiblesses. Tu mériteras
alors le consolament. C’est notre sacrement. Le seul.
— Et la confession, le
mariage ?
— Avouer ses fautes à des
prêtres indignes ! Demander à Dieu de bénir la fornication !
— Il est donc vrai que vous
êtes les ennemis de la famille. On dit que vous recommandez l’inceste.
— Calomnies ! L’acte de
chair est mauvais puisqu’il perpétue le Mal. Qu’importe s’il mêle époux,
amants, frères et sœurs ou fils et mère ! Il est maléfique. Et le mariage
le rend plus ignoble encore puisqu’il prétend y mêler Dieu.
Les privations et les jeûnes ont
donné à Guilhabert de Castres un visage de cire et un regard de flamme. Sans me
lasser, je l’ai écouté me raconter la longue histoire de leur croyance.
— Elle vient de loin dans le
temps et dans l’espace. Notre foi se professait plusieurs milliers d’années
avant la naissance du Christ. Zoroastre et Mani figurent parmi nos prophètes.
Persécutés par l’Église byzantine et, plus tard, par l’Islam, les nôtres furent
massacres en Mésopotamie et en Arménie. Beaucoup de prisonniers furent exilés
et jetés sur les côtes de Dalmatie. Ils s’établirent dans les Balkans,
principalement en Bulgarie. C’est pourquoi on nous appelle parfois
« bougres ». Ils vivaient et priaient sous l’autorité spirituelle
d’un pasteur nommé Bogomil, l’« aimé de Dieu ». À partir de là, notre
foi s’est répandue dans tout l’Occident.
*
*
Weitere Kostenlose Bücher