Raimond le Cathare
Préface
Au Liban, aujourd’hui encore, la
citadelle de Tripoli porte le nom de Saint-Gilles, souvenir en hautes pierres
de l’époque où cette ville, à présent chef-lieu de la province du nord du pays,
était la capitale d’un comté franc jumelé, en quelque sorte, avec Toulouse
puisque la même famille régnait des deux côtés de la Méditerranée.
Un pied en Orient, un autre en Occident –
la posture n’a jamais été confortable, et les divers Raimond qui se sont
succédé au pouvoir ont souvent été pris dans des dilemmes de mort. Tel
Raimond III de Tripoli, l’une des figures les plus énigmatiques de
l’Orient latin, qui avait appris l’arabe et adopté maintes coutumes
locales ; qui, en tant que régent du royaume franc de Jérusalem, choisit
de négocier avec Saladin et sut même obtenir de lui une trêve de quatre
ans ; dans le même temps il prenait langue avec les princes musulmans
hostiles à leur souverain pour diviser le camp adverse. On peut supposer que sa
politique tout en finesse aurait modifié le cours de l’Histoire si elle n’avait
été désavouée par les autres chefs croisés ; ils décrétèrent que Raimond
n’était qu’un lâche, violèrent la trêve en détroussant une caravane de pèlerins
en route pour La Mecque, et subirent aussitôt la plus sévère des défaites, à
Hittin ; ce qui les contraignit à abandonner la Ville sainte et le tombeau
du Christ. Le comte mourut quelques jours plus tard, sans descendance, et sa
famille perdit Tripoli.
Une autre figure, tout aussi
attachante, tout aussi controversée, est Raimond VI de Toulouse, son
cousin et contemporain, dont le dilemme fut plus poignant encore : les
« infidèles » qu’on le sommait de massacrer n’étaient plus des
« sarrasins » mais ses propres sujets, ses compagnons, ses proches,
gens de Toulouse, de Béziers, d’Albi ou de Carcassonne, gagnés à une doctrine
récemment venue d’Orient, dit-on, dans les bagages de certains voyageurs :
la foi cathare.
Qu’aurait dû faire Raimond ?
Obéir au pape, élever des bûchers pour y jeter des milliers d’hommes et de
femmes qui, à ses yeux, n’avaient commis aucun crime, et qui se trouvaient être
les plus estimables de ses sujets ? S’ériger en défenseur de ces malheureux,
au risque d’entrer en guerre contre la Chrétienté entière ? Il choisit de
finasser, de temporiser, cherchant à gagner du temps, à susciter des
dissensions parmi ses adversaires, allant même jusqu’à s’enrôler dans une
croisade dirigée, en fin de compte, contre lui-même…
Politique aussi hasardeuse
qu’ingrate, car personne, à son époque, ne vit là autre chose que mollesse et
faiblesse de caractère, même ses lieutenants les plus dévoués, même lui, qui ne
s’admirait pas beaucoup ; politique d’autant plus ingrate que ces gens
pour lesquels il se « damnait », ces Bons Hommes, ces cathares, il ne
partageait même pas leurs croyances. Leur foi austère issue du manichéisme, qui
prône l’abstinence et refuse les plaisirs de la chair, comment aurait-elle pu
séduire ce polygame qui alignait cinq épouses, amantes et enfants
naturels ? Mais ses contemporains n’ont jamais voulu reconnaître ce qu’il
y avait d’authentiquement chevaleresque dans son indécision. Accusé de tiédeur,
de complaisance envers les ennemis de l’Église, il fut excommunié, proscrit,
dépouillé de ses terres, contraint à l’exil… Victime, comme son cousin
d’outre-mer, de l’esprit de croisade. Coupable du même crime impardonnable. Non
pas l’hérésie, ni le meurtre, ni le parjure, ni la trahison – rien de tout
cela. Coupable de quoi ? D’avoir, au milieu de l’ivresse fanatique, au
milieu du déchaînement sanguinaire, gardé la tête froide, dédaignant les
hurlements de haine, attentif aux gestes et aux paroles de
l’« autre ».
Si Raimond VI n’avait aucun
goût pour la guerre, profane ou sainte, c’est peut-être parce qu’il avait une
ville à sa charge. La ville, comme un immense foyer, assagit les hommes, elle
les civilise, en quelque sorte elle les féminise. Trop sensible aux rumeurs des
ruelles, au vacarme des artisans, aux craintes des marchands, ce noble
séducteur ne répondait plus aux canons de la virilité de son temps. Il avait
cessé d’être de la race des carnassiers. Prédateur converti en proie ?
C’est peut-être en cela, rien qu’en cela, qu’il fut profondément cathare.
Pour redessiner sous
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