Raimond le Cathare
nos yeux le
vrai visage de ce Toulousain à la grandeur subtile, pour redonner voix et
timbre à sa parole étouffée, Dominique Baudis s’est plongé avec passion dans
les tumultes de son époque, autant que dans les tumultes de son âme. Une époque
qu’il est rassurant pour nous de considérer comme lointaine, infiniment
lointaine, et fruste et ténébreuse et barbare et obtuse et inhumaine –
mais aucune de ses cruautés n’aura été épargnée à notre siècle de lumières
crues. Aucune, ni les anathèmes, ni les guerres prétendument bénies, ni le
pillage, ni le feu, ni les cités démolies jusqu’au sol.
De même, aucun de ces personnages
d’épopée que l’auteur ressuscite – le troubadour mué en prélat bigot, le
chevalier qui se taille un domaine sous couvert de piété, le roi pusillanime
piégé par son épouse comme un insecte sur la fleur, les braves citadins que
l’occasion transforme en larrons charognards – aucun n’appartient à une
espèce différente, à une humanité différente, aujourd’hui révolue. Ce sont tous
nos frères retors nos frères égarés nos frères grouillants nos frères
tourmentés, acteurs de la même comédie que nous, sur la même scène sous un
autre décor. Au-dessus de leurs têtes ce même Ciel quelquefois vide quelquefois
trop plein.
Amin MAALOUF
Partie I
Casus Belli
Le crime
que je n’ai pas commis
Saint-Gilles, 15 janvier 1208
Un homme est mort ce matin sur mes
terres de Provence. Ce n’est pas un homme ordinaire : Pierre de Castelnau
était légat du pape.
Ce n’est pas, non plus, une mort
ordinaire : le représentant du chef de l’Église a été assassiné.
Au lever du jour, avec son escorte,
il s’apprêtait à traverser le Rhône pour quitter mes territoires et faire route
vers Rome. Un cavalier surgi d’un taillis a percé de sa lance le flanc de
Pierre de Castelnau. Profitant de la surprise, de la confusion et de la
pénombre, le meurtrier a réussi à prendre la fuite. Ses compagnons prétendent
que, dans son agonie, Pierre de Castelnau a prié pour le pardon de son
assassin. Cette indulgence ne lui ressemble guère. Sentant la mort approcher,
sans doute voulait-il ainsi expirer en odeur de sainteté. Au chant du coq,
allongé dans le limon noir de la berge, enveloppé dans son grand manteau de
voyage, grelottant de froid et, peut-être, de peur, il a reçu la communion.
Lorsque le soleil a élevé son disque rouge, parfaitement circulaire, au-dessus
des brouillards fumants sur les eaux du delta du Rhône, il était mort.
Je ne pleure pas Pierre de
Castelnau, qui n’a cessé depuis des années de me tourmenter. Je ne prie pas
pour le repos de son âme. Comment pourrais-je le faire ? Il m’en a rendu
incapable. Il m’a frappé d’excommunication. Mais si je ne pleure pas, je
tremble. L’assassinat de Pierre de Castelnau est pire qu’un crime : c’est
un sacrilège. Le représentant du pape a été embroché. Pour l’Église, le flanc
du Christ est une nouvelle fois percé par la lance du centurion romain.
Je pressens qu’à cette mort violente
d’autres, innombrables, vont bientôt succéder.
Le rêve revient sans cesse. La bête
me poursuit… Je tente de lui échapper, mais ma course n’est pas assez rapide.
Le fauve est sur mes talons. J’entends son souffle rauque, je sens la chaleur
de ses naseaux fumants. Le sol est lourd, je m’y enlise et les sabots du
monstre en font jaillir des giclées de boue sanglante. Au crépuscule, ces
images me hantent lorsque je cherche le sommeil. La bête est à nouveau sur mes
traces dès les lueurs de l’aube. Cette poursuite dure depuis des années. J’ai
toujours pu lui échapper, mais je perds du terrain. Aujourd’hui, le mufle est
proche. Lentement je me retourne pour lui faire face.
Point n’est besoin d’aller consulter
l’un des nombreux devins qui gagnent leur vie en interprétant les songes. J’y
vois clair dans le mien tant il fait de mes nuits le fidèle reflet de ce que
sont mes jours. Depuis que je gouverne le pays toulousain, la bête dévastatrice
rôde, prête à charger, à piétiner, à transpercer. Je l’ai toujours
reconnue : c’est la guerre. Je me suis efforcé de l’éviter quoi qu’il en
coûte, avec succès jusqu’à ce jour, au prix de ruses, de concessions, de reculs
calculés. Au prix de mariages raisonnés dans lesquels je plaçais parfois plus
d’espoirs politiques que je ne trouvais de plaisirs
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