Raimond le Cathare
amoureux. Et peut-être,
demain, au prix de mon orgueil ou de mon amour-propre. Car celui qui recherche
la paix encourt le mépris. On le suppose incapable de se battre, prêt à tout
sacrifier pour sauver sa vie et sauvegarder son pouvoir.
*
* *
La lugubre procession avance
lentement, portant la dépouille de Pierre de Castelnau. Le cortège funèbre
gravit le raidillon menant à la citadelle, puis longe les remparts de
Saint-Gilles. Il est escorté par une douzaine de mes cavaliers. Aussitôt
informé du drame, j’ai dépêché sur les lieux mon fils naturel, Bertrand, et ses
écuyers. Les hommes du légat et les soldats toulousains franchissent ensemble
la porte du rempart pour pénétrer dans une ville silencieuse.
D’ordinaire bruyante et animée à
cette heure de la mi-journée, la cité semble porter un deuil ostentatoire. Fort
intelligemment, la population signifie ainsi que nous ne sommes pour rien dans
ce meurtre. Certes, beaucoup retiennent dans leur poitrine la joie que leur
cœur éprouve, mais nul ne laisse paraître ses sentiments.
Au seuil de l’église abbatiale où
l’excommunication m’interdit de pénétrer, je salue le cortège. J’ai fait porter
un marc d’argent au meilleur sculpteur pour qu’il entreprenne l’exécution d’un
caveau dans la crypte. Plus que quiconque, je dois participer au deuil, car ma
violente colère d’hier me désigne comme le coupable : j’ai publiquement
menacé de mort Pierre de Castelnau.
C’était un cri de rage contre cet
homme qui m’avait excommunié et jetait l’« interdit » sur mes terres,
privant ainsi leurs habitants du secours des sacrements. C’était un cri de
colère contre l’arrogance de ce légat dont la malédiction venait de résonner
sous la voûte de mon propre château de Saint-Gilles, en présence de mon
entourage scandalisé :
— À partir d’aujourd’hui vous
êtes l’ennemi de Dieu et des hommes ! Vous n’êtes plus Raimond de
Toulouse. Vous êtes Raimond l’hérétique. Raimond le Cathare ! m’a-t-il
lancé. Vos sujets sont relevés de tout serment de fidélité envers vous !
Qui vous dépossédera aura raison de le faire ! Qui vous tuera sera
béni !
Cette menace a provoqué la mienne.
Mon emportement était légitime, le voici désormais fatal. Ils tiennent enfin le
chef d’accusation dont je ne saurai jamais me disculper. Le motif de guerre
leur manquait jusqu’à ce jour pour justifier, leur soif de revanche religieuse
et de conquête militaire. Il leur fallait une rupture irréparable pour attirer
sur moi la condamnation de l’Église. Le pape va trouver enfin l’argument qui
lui manquait pour appeler à la croisade contre mon pays. L’autre légat, le
pire, Arnaud Amaury, est aussitôt parti pour Rome afin d’attiser la colère
d’Innocent III et le dresser contre moi.
C’est lui, le chef du parti
extrémiste, qui va entreprendre le pape sans que je puisse le contredire,
rétablir les faits et présenter ma défense. On ne recherchera pas la vérité.
C’est moi que l’on traque et je serai seul dans la lumière aveuglante des
fausses accusations.
Tant d’autres, pourtant, auraient pu
ordonner ou commettre ce meurtre ! Innombrables sont ceux qui vouent aux
légats, Pierre de Castelnau, et surtout Arnaud Amaury, une haine inexpiable.
Ces prélats n’ont cessé de nous harceler, de nous humilier, de pourchasser
implacablement les meilleurs des nôtres. Ils ont bafoué nos coutumes, nos
usages et notre mode de gouvernement Par leur brutalité, ils ont blessé les
corps, les âmes et les cœurs.
Incarnant la force et le pouvoir du
pape dont ils sont depuis plusieurs années les représentants sur nos terres,
les légats ont pour mission d’extirper l’hérésie. Mais en agissant de manière
détestable, ils la propagent.
Leur arrogance met en lumière
l’humilité des hérétiques qu’ils viennent combattre. La richesse des équipages,
les vêtements brodés d’or, les bijoux précieux des légats du pape et des gens
d'Église rendent plus admirable encore le dénuement dans lequel vivent
volontairement ceux que l’on appelle, justement, les Bons Hommes. Ces pasteurs
de l’Hérésie sont si proches de Dieu qu’ils n’ont plus de goût pour les biens
de ce monde. Touchant d’abord les cœurs par l’émotion, leur foi emporte ensuite
les âmes. Jamais je n’ai embrassé l’Hérésie, mais je n’ai jamais haï les
hérétiques. Mon esprit ne s’est pas laissé
Weitere Kostenlose Bücher