Raimond le Cathare
D’autres ont été élus consuls capitouliers. Ils font preuve de
compétence et de loyauté dans l’exercice de leurs missions. L’Église romaine
m’en fait grief. L’évêque Foulques évoque toujours avec nostalgie l’ancienne
cérémonie humiliante du Vendredi saint dont il a trouvé la description dans les
documents épiscopaux.
Jadis, l’évêque de Toulouse
convoquait un juif devant la cathédrale à la sortie de la messe du jour de la
Passion. Devant la foule des catholiques assemblés sur le parvis, l’homme était
frappé sur chaque joue par un chevalier.
Un Vendredi saint, il y a déjà plus
d’un siècle, le juif qui s’est présenté était un vieillard si faible que ses
jambes le portaient à peine. Le chevalier chargé d’accomplir le geste rituel
était un colosse. Il avait armé sa main droite d’un gantelet de métal. Abattant
brutalement son poing ferré sur le vieil homme, il lui a fendu le crâne en
deux, le laissant raide mort dans une flaque de sang.
Il y a longtemps que mes ancêtres
ont heureusement rompu avec ces pratiques cruelles. Foulques le regrette.
— C’était une édifiante
coutume. Le jour de la mort du Christ, il faut rappeler que ce sont les juifs
qui l’ont crucifié. Son sang doit retomber sur la tête de leurs enfants. Vous
devriez, sire Raimond, rétablir cette cérémonie, m’a demandé Foulques en
prenant possession du diocèse.
— Jamais !
— Vous serez donc toujours le
protecteur des juifs et des hérétiques ! Votre amitié pour les ennemis de
l’Église est une insulte à Dieu. Le jour viendra où vous en serez puni.
C’est fait. Sa présence est pour moi
une punition quotidienne. Il me hait et je le lui rends bien. Je dois vite
rentrer à Toulouse pour l’empêcher de nuire.
*
* *
Le poil des chevaux fume dans le
froid vif de l’hiver provençal. Dès le petit matin, la mainade s’est rassemblée
dans la cour du château de Saint-Gilles autour d’Hugues d’Alfaro, mon fidèle et
courageux compagnon. De ce jeune Navarrais, j’ai fait le chef de mes armées. Il
est ensuite entré dans ma famille en épousant Guillemette, ma fille naturelle.
Avant de mettre la troupe en marche,
nous préparons l’itinéraire afin de dépêcher au triple galop les courriers qui
iront annoncer notre arrivée et faire préparer notre accueil à chaque étape.
Hugues d’Alfaro désigne ceux qui
vont nous devancer et distribue ses ordres d’une voix grave où se mêlent tous
les accents pyrénéens. Vêtu de cuir noir clouté d’argent, il porte le poil ras,
aussi noir que l’habit. Une rixe, dans sa première jeunesse, lui a laissé une jambe
raide ainsi qu’une profonde cicatrice barrant son front et sa joue gauche. Une
violence allègre émane de sa personne. Lorsque, dans la fureur de la bataille,
un ennemi voit l’œil noir d’Hugues d’Alfaro posé sur lui, il pressent que la
mort l’a choisi.
La paix, que je préserve
soigneusement, n’est pour lui qu’une longue attente de la guerre. Pour tromper
son ennui, il s’abandonne à l’amour que lui porte ma fille Guillemette,
subjuguée par la force de son jeune mari.
Pour regagner nos terres toulousaines,
nous empruntons la grande route reliant Montpellier, Béziers, Narbonne,
Carcassonne et Toulouse. Ce chemin est tracé par la nature et son relief.
Confortable et rapide, c’est l’artère principale de notre pays. Les Romains y
avaient aménagé une large voie. Mille ans plus tard, elle existe toujours.
Après avoir longé la mer, nous quittons le littoral à Narbonne pour nous
enfoncer dans les terres et suivre la route du vent, dans le lit de la plaine
parsemée de villages fortifiés au cœur des campagnes fertiles.
Au nord, les Cévennes, la montagne
Noire puis les collines du Lauragais ; au sud, les Corbières et le massif
des Pyrénées couronnées des neiges de janvier. Entre les remparts de ces deux
colossales forteresses naturelles, la vaste plaine forme un entonnoir largement
ouvert à l’est sur la Méditerranée, étroitement pincé à l’ouest lorsque les
montagnes du nord rejoignent presque les Pyrénées. Dans ce passage, le vent
d’autan souffle souvent avec violence. Venu de la mer, il se rue au plus fort
de son énergie contre les remparts de Toulouse, siffle entre les tuiles des
toits et tourbillonne autour des clochers.
Toulouse est fille de l’autan et de
la Garonne, ventée par l’air de la Méditerranée et irriguée par l’eau
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