Raimond le Cathare
vin vermeil que j’ai fait porter
dans tous les quartiers afin que chaque citoyen puisse réchauffer son cœur et
célébrer la renaissance de nos espoirs.
Au château Narbonnais, un festin
mémorable a été préparé en l’honneur du souverain, mon beau-frère, que je
reçois avec tout le faste qu’exigent les circonstances. Une page de notre histoire
est tournée aujourd’hui : j’abdique solennellement pour transmettre à mon
fils, Raimond le Jeune, le pouvoir que j’exerçais depuis la mort de mon père,
il y a dix-sept ans.
Debout, en homme libre, je tends la
couronne comtale au roi d’Aragon. Mon fils s’avance alors vers lui. C’est à
genoux que Raimond VII reçoit le symbole du pouvoir, déposé sur son front
par les mains protectrices de notre nouveau suzerain.
D’une même voix, nous prêtons
serment devant Pierre, le roi dont nous avons épousé les sœurs et sous la
bannière duquel nous plaçons désormais la nôtre.
— Moi, Raimond, et moi Raimond
son fils, de notre libre volonté et n’étant contraints ni par la force ni par
la ruse, remettons en votre main et en votre pouvoir, seigneur Pierre, nos
propres personnes ainsi que la Cité et le Bourg de Toulouse et la ville de
Montauban et toute autre terre nous appartenant avec les chevaliers et les
hommes qui y résident.
Eléonore et Sancie, serrées l’une
contre l’autre, ne retiennent pas leurs larmes d’émotion en voyant leurs maris,
le père et le fils, échanger avec leur frère, le roi Pierre, un serment de
fidélité et de loyauté.
La grande noblesse d’Aragon et mes
vassaux les plus fidèles sont les témoins de cet événement qui va changer le
cours de notre histoire.
J’ai « renversé
l’échiquier ». Cette façon d’agir me fut enseignée dans mon enfance. Un
soir, ici même au château Narbonnais, j’ai vu mon père cerné de toutes parts
dans une partie d’échecs mal engagée. Je souffrais de voir son visage assombri par
l’effort qu’il faisait pour trouver une issue. Soudain, son regard a brillé
d’une lueur joyeuse. D’un geste de la main, il a balayé toutes les pièces. Il
les a ensuite disposées à sa guise, invitant aussitôt son partenaire à
reprendre le combat sans aucune chance de l’emporter.
C’est là le fait du prince. Il doit
y recourir lorsque l’essentiel est menacé. J’ai déjà « renversé
l’échiquier » il y a près de quatre ans, le jour de juin 1209 où je me
suis humblement soumis aux pénitences de l’Église avant de rejoindre la
croisade qui marchait sur nous. Je l’ai fait pour épargner à mon peuple les
souffrances de la guerre. Je n’ai réussi qu’à différer l’épreuve. Quarante-deux
mois plus tard, nos terres sont envahies, notre noblesse se trouve dépossédée
et nos habitants sont asservis. Quel secours pouvons-nous espérer ? Aucun.
Mes suzerains qui me doivent protection m’ont abandonné à mon sort par
indifférence et par crainte de provoquer la colère du pape.
Par ma mère Constance, j’appartiens
pourtant à la famille royale de France, et par mon fils Raimond – enfanté
par Jeanne, la sœur de Richard Cœur de Lion – nous sommes apparentés à la
famille royale d’Angleterre. Mais les deux souverains, Philippe Auguste et Jean
Sans Terre, trop occupés à se combattre, ont oublié leur parent et leur vassal.
Pis : si l’un manifeste quelque sollicitude à mon égard, l’autre s’en
offusque aussitôt. Quant à Othon, l’empereur d’Allemagne, malgré ses promesses
il ne m’a jamais proposé la moindre protection. Tous ont laissé leurs barons et
leurs chevaliers dévaster mon pays et massacrer sa population. Abandonné par
mes suzerains, maudit par le pape, attaqué pat l’Église, combattu par l’armée
de Simon de Montfort, j’avais perdu la partie.
Il ne me restait plus qu’à renverser
une nouvelle fois l’échiquier. En abdiquant, j’épargne à mon pays et à mon
peuple la vindicte dont l’Église me poursuit. Dorénavant le « suspect du
meurtre de Pierre de Castelnau », le « protecteur des
hérétiques », l’« ami des juifs », le « débauché aux trois
épouses vivantes », l’« excommunié mis au ban de la
Chrétienté », « Raimond le Cathare » n’est plus qu’un homme
ordinaire. Les châtiments et malédictions dont je suis passible ne peuvent plus
s’étendre aux terres et aux gens du comté qui ont désormais Raimond VII
pour seigneur. À peine âgé de seize
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