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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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liberté et dont nous faisons si
grand cas, signifie tout simplement qu’on peut toujours apprendre une chose
nouvelle et son contraire. Personne n’est une fois pour toutes éduqué pour la
vie, et l’on n’est jamais sûr de ce qu’on affirme, lorsqu’on dit : « Je
le connais. Il agira de telle et telle façon dans telles et telles
circonstances. Il ne fera jamais ceci ou cela. » Car l’individu en
question peut à tout instant en décider autrement. L’individu libre est
imprévisible, on ne peut pas se fier à lui. L’individu libre est dangereux pour
les autres. Cela vaut pour les êtres humains plus que pour les animaux qui très
tôt cessent d’apprendre, comme nous l’a si bien montré le grand éthologiste. Dès
lors que l’animal a cessé d’apprendre, son comportement devient prévisible, il
est programmé pour la vie. En revanche, on ne pouvait pas prévoir le
comportement de l’éthologiste : il est devenu nazi, grand prêtre chez ces
gens-là, puis il est redevenu un contemporain raisonnable avec des opinions
politiques défendables. Il ne voulait toutefois pas reconnaître le « Mal »
avec un grand « M », ni la tentation du Mal qui fait partie
intégrante de la liberté humaine, et qu’il s’est obstiné à confondre avec cette
agressivité animale naturellement programmée qu’il avait spécifiquement étudiée.

IV
    L’époque de notre fuite était celle des plus lourds bombardements
aériens, les derniers. L’Allemagne était un pays dévasté, c’était le dévastateur
dévasté. Les grandes villes étaient en flammes. On bombardait de toutes parts, et
de temps en temps tombaient aussi du ciel des tracts appelant la population à
se rendre ou à résister aux nazis. Rien n’aurait pu être moins efficace que ces
mots d’ordre, lancés du haut des machines de mort exécrées et anonymes qui
sillonnaient le ciel en hurlant. Les gens mettaient ces papiers de côté avec un
haussement d’épaules plein de mépris, même s’ils étaient très peu à croire
encore à la victoire finale de l’arme miracle.
    Les Alliés n’avaient pas bombardé les camps, je n’avais donc
aucune expérience de cette mort tombée du ciel. Au début, je ne me souciais
guère des sirènes : j’étais tellement convaincue que si les Allemands n’y
avaient pas réussi les Américains ne me tueraient pas que pour la plupart des
alarmes aériennes je ne descendais pas à la cave. C’était du reste justifié
dans la mesure où la cave n’était pas un abri antiaérien mais une resserre à
fourrage, à pommes de terre et à pommes, et aussi l’endroit où on faisait
cailler le lait. Je pris peur pour la première fois le jour où nous fûmes
surpris, le paysan et moi, par des avions volant à basse altitude, qui du reste
poursuivirent leur route sans nous atteindre. Nous nous couchâmes par terre, je
regardai vers le ciel, et j’eus l’impression que nous étions aussi mal protégés
que si nous avions été en chemise de nuit, les bras écartés, en face d’un canon.
Je sentis mon cœur battre très fort pendant de longues minutes et je ne respirai
qu’à partir du moment où on ne vit plus que des nuages dans le ciel. J’eus peur
pour la deuxième fois pendant un bombardement de jour où les vitres tombèrent
avec un bruit effroyable dans la pièce. Cette fois-là, nous nous sommes quand
même précipités dans la cave, car si elle n’offrait pas d’abri contre les
bombes, elle en offrait au moins contre les débris de verre.
    Je ne connais la peur de la mort que comme une sorte de
maladie infantile, et à son stade le plus aigu ; comme une terrible fièvre,
ou comme je me représente une crise d’épilepsie. Sa version latente, autrement
dit la révolte contre les limites de la vie en elle-même, la peur de
disparaître un jour ou l’autre, je ne l’ai jamais ressentie dans mon propre
corps, ou plutôt dans ma propre conscience, je n’en ai connu que les accès
violents, devant un danger réel, où l’on se demande comment s’en tirer dans l’instant,
le jour même ou au pire le lendemain. Le danger à lui seul ne produit pas cet
état, il faut un danger dans un piège dont on ne peut pas sortir, où aucune des
deux réactions naturelles au danger, réaction de fuite ou réaction de défense, n’est
possible. Attendre. Ne rien faire alors qu’on est en danger de mort, voilà ce
qui peut rendre fou. J’ai éprouvé cette peur au camp et pour la deuxième fois
lors

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