Refus de témoigner
d’une attaque aérienne sur Straubing, juste avant la fin de la guerre.
Nous logions certes en bordure de la ville, mais le long d’une
voie ferrée, d’où les bombardements fréquents et violents. Cette fois, tous
ceux qui se trouvaient dans la maison étaient descendus à la cave. La fermière
gémissait doucement, le fermier s’était accroupi derrière un tonneau comme si
cet objet pouvait le protéger. De temps en temps, il relevait la tête au-dessus
du tonneau, pour s’accroupir à nouveau en entendant tomber la bombe suivante. J’avais
beau avoir très peur, je le trouvais risible. Comme nous l’avons vu, le comique
fleurit sous la menace.
À la fin on aurait dit que les bombes nous tombaient
directement sur la tête. J’ai cru plus d’une fois que c’en était fini de nous, j’étais
prise de panique, je crois que l’espace de quelques secondes j’ai perdu la
raison, je hurlais en m’accrochant à ma mère qui était, une fois de plus, absolument
calme. L’alerte terminée, je n’arrivais pas à croire que la maison fût encore
debout. Une bombe était tombée dans la cour, à deux, trois mètres à peine. Le
poulailler y avait eu droit et les poules n’avaient pas survécu. Regardant le
cratère de la bombe, cet énorme trou, j’oscillai entre l’horreur de devoir la
vie à un si mince hasard et le triomphe de m’en être tirée une fois de plus d’un
cheveu, « avec la peau de mes dents » comme on dit si joliment en
américain. Que le bon Dieu soit intervenu dans cette affaire, je n’y crois, Dieu
merci !, plus guère. Nous nous sommes dispersés, chacun suivant son chemin,
et nous n’avons plus parlé de ce moment dans la cave. Sur des expériences aussi
extrêmes, il y a fort peu à dire. Le langage humain a été inventé pour autre
chose et il est destiné à autre chose.
Et un jour, ils sont arrivés, les Américains. Il faisait
beau, le printemps était là, ils avaient pris la ville en y pénétrant avec
leurs chars et leurs jeeps, il n’y avait pas eu de bataille de Straubing. La
longue terreur qui avait été ma vie, ces sept années terribles, depuis que les
troupes d’Hitler étaient entrées, elles aussi sans combattre, en Autriche, était
brusquement révolue. Nous étions au but.
Nous n’avions jamais conçu de projets au-delà de ce moment. Nous
allâmes toutes trois au centre-ville, et nous nous regardâmes en nous demandant :
« Et maintenant ? » Ma mère rassembla le meilleur anglais qu’elle
avait appris à l’école, qui du reste ne se révéla pas si mauvais que ça, se
dirigea d’un pas assuré vers le premier soldat américain venu, un MP (military
policeman) qui réglementait la circulation à ce coin de rue, et lui raconta
en termes concis et brefs que nous sortions d’un camp de concentration. Je ne
compris pas ce qu’il répondit, parce que je ne savais pas encore l’anglais, mais
son attitude ne laissait aucun doute : il se mit les mains sur les
oreilles et se détourna. Ma mère traduisit. Il en avait assez de ces gens qui
racontaient qu’ils avaient été dans les camps. On en trouvait partout. Et nous,
nous prétendions aussi en être.
Le soleil d’avril me réchauffait la peau. Je pouvais
désormais porter des manches courtes, il importait peu qu’on découvre le numéro
du camp ; et je pouvais de nouveau porter mon vrai nom. Cette journée
resterait inoubliable, mais je m’estimais heureuse que nous nous soyons
libérées nous-mêmes et que nous n’ayons plus eu beaucoup à attendre des
vainqueurs, car ce moment de la libération si longtemps attendu et dont je m’étais
fait dans mon imagination une grande fête avait été un peu maigre. Je
rencontrais mon premier Américain, et il se bouchait les oreilles.
Une chose était sûre : ce n’était pas pour nous qu’on s’était
battu dans cette guerre.
LA BAVIÈRE
I
Pourquoi s’était-on battu dans cette guerre ?
« Pas pour nous », ce n’était qu’une demi-vérité, mais c’en était
quand même déjà une moitié. Les vainqueurs ne nous ont pas portés en triomphe
comme des gens qu’on aurait crus perdus, retrouvés, des frères et sœurs libérés
dans l’allégresse. J’énumérerai ici un certain nombre de choses que j’ai pu
entendre à propos des vainqueurs et des libérateurs au cours des semaines et
des mois qui suivirent.
J’entendis parler de femmes juives qui avaient tout juste
réussi à échapper aux tentatives de viol de leurs
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