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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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libérateurs russes, ce dont
on pouvait aisément déduire que d’autres femmes avaient eu moins de chance et
avaient dû subir encore ce traumatisme au terme de leur existence dans les
camps. Les troupes de Staline ne nuançaient pas assez pour ne s’attaquer qu’aux
femmes des coupables. D’un point de vue patriarcal, les viols collectifs de
femmes allemandes ont été une opération de représailles, certes injuste, mais
compréhensible si l’on songe aux violences que les Allemands avaient commises à
l’Est. Le viol comme empiétement sur un droit de propriété masculin. Selon la
formule « on lui a violé sa femme », avec même peut-être une secrète
réserve, issue de la rivalité entre hommes : « C’est bien fait pour
lui, cette ordure. » Et les femmes, ainsi réduites à l’état d’objet se taisaient.
Sur un acte de violence qui a aussi nom « déshonneur », le mieux est
de garder le silence. Le langage sert les hommes dans la mesure où il met la
honte de la victime au service du bourreau. Les torturés et les violés ont en
commun le fait que le temps ne balaie pas ce qui leur est arrivé, et que, contrairement
à ceux qui ont souffert d’un accident ou d’une maladie, elles doivent toute
leur vie trouver le moyen de vivre avec ce qui leur a été infligé. Il n’est
donc pas négligeable de savoir si les tourments que tout homme, ou presque, doit
endurer au fil de sa vie sont le fait du hasard ou d’une volonté délibérée. Les
guerres appartiennent aux hommes et il en est de même pour les victimes de
guerre.
    J’ai entendu parler de gens qui étaient morts juste après la
libération des camps, parce qu’on n’avait pas prévu de soins médicaux, ou parce
que dans un élan de sentimentalisme généreux et irréfléchi on donnait à ces
gens qui mouraient de faim des aliments nourrissants et lourds qu’ils ne
pouvaient pas digérer. On a souvent ignoré les victimes en se contentant d’une
indignation qu’on pouvait calmer en prenant des photos.
    Parlons des photographies, ce voyeurisme sublimé, cette
lubricité refoulée des vainqueurs, à laquelle s’adonnaient aussi les nazis qui,
en dépit de toutes les interdictions, emmenaient leurs appareils
photographiques dans les camps et pour les exécutions collectives. Il y a un
documentaire britannique sur la libération d’un camp, où les Anglais ont
voluptueusement filmé des jeunes femmes nues en train de se doucher. Le propos
de cette scène est prétendument de montrer la propreté des femmes juives, que
les Allemands contestaient. Imperceptible voile sur l’exploitation visuelle :
comme si les femmes qui se lavent beaucoup méritaient plus de rester en vie que
celles qui le font rarement. Un soir à Straubing, comme je me trouvais sans
papiers dans la rue après le couvre-feu, je dus, pour punition, subir un examen
gynécologique. Un homme de mon âge m’a raconté qu’avec d’autres jeunes gens, après
la libération du camp, ils avaient dû baisser leur pantalon devant les Anglais
afin que ces derniers puissent s’assurer que les prisonniers étaient tous bien
juifs.
    Et j’ai discuté avec des Juifs polonais qui, à la sortie des
camps, étaient retournés dans les villes où ils étaient nés et qui en avaient
été chassés sous la menace par des chrétiens, qui auraient bien aimé que les
nazis les débarrassent encore plus efficacement des Juifs. Straubing était une
ville allemande, et par conséquent une adresse peu recommandable, mais elle n’était
au moins pas mortellement dangereuse.
    Et j’ai lu dans les journaux une information sur des
survivants adolescents condamnés par les Américains à une peine de prison ferme
pour avoir volé des fruits dans un jardin privé. On avait traité ces enfants
comme des récidivistes, comme s’ils avaient été en camps de concentration pour
avoir véritablement commis une faute. J’y ai repensé un jour, au début des
Trente Glorieuses, en voyant dans la maison d’une famille de médecin aisée de Pologne
une grande amphore antique. « Nous l’avons sortie de l’eau nous-mêmes »,
annoncèrent fièrement les propriétaires, « pendant nos vacances en Yougoslavie. »
« Mais elle appartient aux Yougoslaves », ai-je objecté avec
accablement. À quoi le couple amusé a répondu : « Oui, c’est pour ça
qu’il nous a fallu la sortir clandestinement. » Puis ils ont longuement parlé
du charbon volé dans l’après-guerre, et d’un coup

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