Remède pour un charlatan
est arrivé et je suis remonté. Aaron avait quitté son lit et arpentait la pièce comme une bête souffrante. Il criait d’étranges mots sans suite auxquels je ne comprenais rien. Il a alors regagné son lit et s’est couvert les yeux. Il a saisi ma main et l’a serrée à me faire mal, et il m’a dit : « Regarde. Elle est là. Cette chose. Elle vient nous chercher. » Son visage était gris et baigné de sueur. Il a eu un haut-le-cœur, comme s’il allait vomir, mais il n’en a rien fait et m’a crié de ne pas la laisser l’attraper, puis il s’est effondré. Ma mère a entendu le tumulte et est entrée. Ses membres se tordaient et s’agitaient et il produisait des bruits étranges, et puis il s’est crispé, comme maintenant, et il est mort.
— Raquel, dit Isaac, décris-le-moi avec plus de précision.
Raquel commença par le sommet du crâne.
— Sa tête forme un angle étrange, papa…
— Je le sais déjà, la rabroua-t-il. Cela et aussi la raideur de sa chair suite à la façon dont il est mort. Je perçois aussi une odeur curieuse, une chose qu’il a mangée ou bue. Yusuf, regarde si tu trouves un flacon, un gobelet, un récipient quelconque. Raquel, j’ai besoin de couleurs. J’ai besoin de ce que mes doigts ne peuvent me dire. Tu le sais bien.
— Oui, papa. Mais il y a peu à dire. Sa chair est très blanche – ou grise. Elle n’est pas jaune, ou injectée de sang, ou bleue autour des lèvres. Même ses yeux ne sont ni rouges ni jaunes. Il a des marques sur les bras et les jambes, mais elles ne semblent pas récentes. Il a aussi une brûlure à la main.
— Le four, certainement, expliqua Daniel. Un moment d’inattention.
— Je ne trouve rien, seigneur, dit Yusuf. Honnis une serviette encore humide d’avoir servi. Elle porte une tache jaunâtre.
— Sur la partie humide ?
— Oui, seigneur.
— Je vais l’emporter. Nous ne pouvons rien de plus. Je soupçonne plusieurs choses, mais elles ne seraient pas d’un grand réconfort pour vos malheureux parents, ou pour vous-même, Daniel.
— Je vous raccompagne, maître, offrit Daniel. Laissons-les préparer le corps.
Dès qu’ils furent dans la ruelle étroite, Daniel se tourna vers le médecin.
— Ce que je ne voulais pas dire dans la maison, maître Isaac, c’est que, ces jours derniers, mon frère a été tourmenté par des visions et de terribles cauchemars. Il est venu me trouver en grande détresse.
— Cela durait depuis longtemps ?
— Je l’ignore. Pas trop, je crois. Deux semaines, peut-être ? Ou trois ?
— Votre père avait également remarqué quelque chose d’anormal, confirma le médecin. Il m’avait consulté à ce sujet.
— Je crois qu’Aaron était fou, maître Isaac, dit le jeune homme. Il souffrait d’illusions et de terreurs – pas toujours, mais de temps en temps. Dans l’état où il se trouvait, il aurait pu manger n’importe quoi.
— Vous pensez qu’il a attenté à sa vie ?
— Pas délibérément. Je crois qu’il a mangé ou bu quelque substance nocive en pensant que c’était une chose saine.
— Avait-il des accès de mélancolie ? Était-il malheureux ?
— Nullement. Tantôt il était exalté, tantôt terrorisé. Il n’a jamais laissé entendre qu’il souffrait de mélancolie. Et en dehors de ces crises, quand il était de bonne humeur, il était plus remuant que désespéré. Il avait de grands projets : il voulait quitter la boulangerie et mener la vie d’un lettré ou d’un poète errant. Il rêvait d’aller à Toulouse. Quelqu’un lui avait dit que l’art et la beauté y étaient fort appréciés.
Daniel s’arrêta à l’entrée d’une petite place.
— Je crois que mon père aurait été plus sage de me garder à la boulangerie et d’envoyer Aaron chez l’oncle Ephraïm. J’aurais pu supporter la vie de boulanger et aurais mieux aidé mon père. Et l’oncle Ephraïm aurait apprécié Aaron. Mon oncle est un artiste à sa façon. Il crée de beaux objets de cuir, même s’ils sont faits pour être portés chaque jour.
— Je connais le travail de votre oncle, dit Isaac. De l’époque où je voyais encore. C’est certes très beau et finement ouvragé.
— Je vous en prie, ne croyez pas que je me plaigne. Je ne puis compter les bienfaits que j’ai tirés de cet apprentissage, mais cela a été très dur pour moi le jour où j’ai appris que papa m’avait vendu, moi, son premier-né, pour s’acheter un
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