Requiem pour Yves Saint Laurent
d’épinards », le sans gluten et les massages à quatre mains ; on était fou d’art contemporain ; à
Tel-Aviv, on vous demandait si vous étiez plutôt Cabernet ou plutôt Sauvignon et à Tokyo, ce que vous pensiez de la cuisine fusion, les socialites de New York avaient inventé les kids for kids celebrities et les cours de peinture par Jeff Koons offerts en bons-cadeau aux enfants gâtés de Park Avenue ; on commentait l’irrésistible ascension de Hello Kitty, de Benny and Babe et de Damien Hirst ; à Paris, on applaudissait la consécration de Nicolas Ghesquière, directeur artistique de Balenciaga, parmi les cent personnes les plus influentes du monde, selon le Time , qui n’avait jamais accordé sa une à Yves Saint Laurent.
Tandis qu’elles s’effaçaient virtuellement, les frontières s’étaient multipliées. Yves Saint Laurent, le Parisien d’Algérie, avait été le couturier monde . Celui d’avant le débat sur le voile et la question de l’identité nationale. Celui d’avant tous les séismes de l’intégrisme. « J’ai tourné jusqu’au vertige avec les derviches de la Corne d’Or et volé comme un aigle avec un vieux chaman à moitié fou », écrivait-il encore. Mais les « ambassadeurs des rois guer
riers » étaient désormais les talibans égorgeurs que l’Occident diabolisait.
C’est aux cris d’une nouvelle « Viva la muerte » que le monde s’était réveillé, le 11 septembre 2001, dans l’horreur. Si Yves Saint Laurent avait « dormi entre le ciel et le sable Taklamakan », et « dîné dans des palais éblouissants de capitales tribales », celles-ci affichaient les plaies ouvertes de l’effroi et des attentats suicide perpétrés à Kaboul, Kandahar ou Bagdad.
Si l’Orient continuait de couler en lui comme une fontaine de paradis, s’il était l’un des derniers, après Eugène Delacroix, Charles Baudelaire, Pierre Loti, Paul Poiret, à prolonger un rêve orientaliste, ce rêve était entaché de sang et de méfiance. Orphée et Salammbô, Marie-Madeleine, Leila, Rachel et Ysé s’étaient pendant des années retrouvées chez lui, comme des amies que les murs n’avaient pas séparées. Gandouras ou sahariennes, saris ou jupons de gitane, cafetans ou cabans, ses vêtements ancrés dans la mémoire de tous les âges, de toutes les héroïnes, de toutes les légendes, de toutes les civilisations,
avançaient sur un tapis infini. Ce n’était pas le tapis rouge et balisé des festivals. C’étaient les sables du Tassili et les jardins de roses du poète Saadi, c’était la promesse renouvelée de ces femmes en quête d’apparences moins préformatées que celles de poupées russes ou de fantômes en burqa.
Son vrai dernier défilé haute couture date de juillet 2001. Soixante-dix-sept modèles, Verdi en bande-son, zibeline bargouzine, faille violette, et satin jonquille. Placées sous l’épaule, à la naissance des bras, les manches d’un fourreau de velours formaient un cœur. Elles ne grignaient pas, ne glissaient pas. « Mon secret », répondit-il à une journaliste. Derniers fastes de cour en ville avant qu’un rêve ne s’écroule, emportant avec lui les tours du World Trade Center. Et l’illusion d’un voyage illimité. Surgies d’Afrique, d’Inde, de Russie, d’Orient, d’Asie, ses couleurs avaient irrigué l’univers d’une potion magique. Elles n’étaient désormais qu’un souvenir au cœur d’un monde où le voyage signifiait dorénavant contrôles d’identité, colis suspects et zones
interdites. L’ailleurs rimait avec peur. Il faudrait des années avant que ne revienne, dans le cœur des créateurs de mode, l’envie d’aller puiser à la source du monde, ces formes primordiales dont l’Occident avait perdu la trace. L’espace entre le corps et le vêtement, celui dans lequel les grands couturiers avaient toujours imprimé leur musique, s’était réduit.
C’était une voix, c’était un chœur. Avec Yves Saint Laurent, les couleurs grondaient en une symphonie de mots, de parfums, de tableaux vivants irréductibles à toute tentative de reconstitution. Ruchés de pétales géranium. Caracos de velours rubis. Blouses de mousseline lamée ou de soie camel… Il était le premier à avoir fait de trois lettres croisées, un nuancier infini de sensations. YSL, la parade des roses et le silence du noir enlacés comme les liens de ses sahariennes. Une signature, un sésame, une invitation : Paris,
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