Requiem pour Yves Saint Laurent
quand elle était encore l’effervescente capitale du monde.
La ville de ses rêves s’était transformée devant ses yeux en une cité idéale, avec quartiers rénovés, rues piétonnes et nouveaux
centres commerciaux de luxe. On venait du monde entier pour visiter en famille le Louvre et Eurodisney. Depuis que la librairie Le Divan avait été détrônée par Dior, et que le Drugstore Publicis s’était métamorphosé en Emporio Armani, les éditeurs de Saint-Germain se plaignaient d’officier au milieu « des boutiques de fringues ». De chaque côté de la Seine, l’industrie du shopping dupliquerait ses adresses en série. Place Saint-Sulpice, l’enseigne Yves Saint Laurent Rive Gauche pour homme serait bientôt remplacée par la façade blanche du Comptoir des Cotonniers.
Rue Stora, la maison de son enfance était devenue un entrepôt frigorifique. D’Oran, sa ville natale, Yves Saint Laurent avait apporté tous les feux d’artifice des cinémas aux frontons néo-classiques, des kermesses joyeuses arrosées de citronnades ; les filles y voltigeaient comme des Carmen devant les soldats aux tempes lustrées de brillantine. Tout en lui portait la trace de ces garçons au front fier, qu’il avait parés de costumes de velours aux couleurs de chocolat malté. « Née d’un besoin de séduire, Oran, c’était d’abord le chiqué.
On l’appelait la Ville américaine, et toutes les fantaisies du monde seyaient à ses états d’âme. Debout sur sa falaise, elle regardait la mer, faussement languissante, rappelant une belle captive guettant de sa tour son prince charmant 2 . »
Yves Saint Laurent avait rendu aux femmes du monde leur destin d’aventurières. Les silhouettes YSL étaient les gardiennes du jour et de la nuit, elles vous suivaient partout, dans toutes les villes, sur tous les panneaux de tendances, comme des fétiches. Des tics. Des trucs. Des ceintures aux anneaux de bronze. Une manière de nouer un trench. Une façon de faire claquer un rouge sur un orange. Yves Saint Laurent forever. Ni futuriste, ni vintage. Juste là, comme un sorcier. La vérité l’avait tué, elle ne cesserait de le chahuter.
Voyageur immobile, c’est à Oran, puis à Marrakech, qu’il avait rempli sa valise de fantaisie et de couleurs. A treize ans, il s’était dessiné entouré de femmes nues. Elles avaient toutes voulu, à un moment de leur vie, quelque chose d’Yves Saint Laurent. Certaines avaient gardé tous ses « Love », ces posters de vœux. Il était
celui qui avait habillé toutes les femmes, les rondes, les minces. « Du 34 au 44, toutes les tailles étaient belles », se souvient Loulou de la Falaise à propos des collections « Rive Gauche ». Désormais une femme trop ronde n’osait plus se hasarder dans une boutique de mode. Elle risquait d’y être humiliée par la vendeuse, clone de la cliente type, ou de la créatrice de la marque. Mince, avec un top , une veste longue et des leggings sur talons stalactites. D’ailleurs tout était top. Tout le monde était top. C’était trop bien. Le monde était un supermodel qui se laissait photographier sous toutes les coutures. Il n’y avait plus de zones d’ombre, cela ne faisait pas un pli.
L’heure n’était plus aux messes basses. Il y avait partout des caméras, des webcams. Les cuisines des chefs ressemblaient à des aquariums où officiaient des hommes mi-poissons mi-anges qui inventaient des desserts cubistes et régalaient les happy few de sushis au foie gras. On ne disait plus « bon appétit », mais « bonne dégustation ». Un dîner dans un grand restaurant se préparait comme un voyage orga
nisé. On connaissait à l’avance le nom des plats. Les « pros » n’avaient plus de secret pour personne. Des milliers d’internautes laissaient des commentaires sur leur « profil ». Ils étaient entourés, entraînés comme des sportifs ; boostés , opérationnels, adéquats. L’accessibilité était une valeur en hausse. Dans la mode, on ne parlait que de « secondes lignes », de bijoux « access » et de modèles « petits prix ». Les stars s’étaient trop confessées, maintenant, elles distillaient leur vie privée toutes les semaines dans la presse people. Clignoter pour ne pas finir dans l’ombre. Telle était leur addiction.
« J’ai habillé le monde et il va nu », se plaignait Chanel. Yves Saint Laurent, qui n’avait qu’un regret, « ne pas avoir inventé le jean », avait
Weitere Kostenlose Bücher