Requiem pour Yves Saint Laurent
avait vu à plusieurs reprises Anna Wintour repartir pour New York, avant le défilé d’Yves Saint Laurent qui clôturait la semaine de la haute couture. Pendant les standing ovations , certains se souvenaient l’avoir vue rester assise. L’affront suprême.
« Yves a refusé de plier, il ne voulait pas jouer le jeu », devait me confirmer Loulou de la Falaise. Mais c’était sans compter la suite, cette sécheresse avec laquelle Anna Wintour s’adressa à Stefano Pilati, le directeur artistique d’Yves Saint Laurent. Alors qu’il lui
présentait à New York, en avant-première, les modèles de prêt-à-porter de l’automne-hiver 2008, elle le trancha, à vif : « Stefano, je ne vois pas vraiment de robes de cocktail. Sont-elles en pièces détachées ? » Ou encore : « Vous ne faites pas de couleurs, Stefano ? » Il répondit : « Si, du vert émeraude, du bleu marine, vous savez, je n’aime pas beaucoup les couleurs en hiver. Je préfère les nouveaux noirs 5 … » Un air glacial souffla dans le studio surchauffé. De ces quelques minutes dépendait le jugement suprême. Le yes ou le no des acheteurs de grands magasins américains sur lesquels Anna Wintour exerçait sa puissance.
On était loin, très loin de la rue de Babylone, cette antre absolue où Yves Saint Laurent, vivait, avec pour complice destructrice, la dépression.
Soumis à une nouvelle forme de pression psychologique et financière, les créateurs de mode étaient de plus en plus exposés. Ils devaient savoir se vendre à tout moment, incarner positivement la mode dont ils étaient les ambassadeurs. Certains bénéficiaient d’un
statut particulier. A eux seuls revenait le privilège exténuant de « distraire » un public rongé par les démons du néo-puritanisme. Intoxiqués d’images, ils étaient malgré eux enchaînés à ces effets, machinistes d’une nouvelle comédie Belle Epoque dans laquelle la presse anglo-saxonne projetait les images canaille et french cancan prohibées dans une bonne partie du monde. Comme la soupe à l’oignon, les clichés étaient toujours fumants. « Paris sera toujours Paris ! » C’est ainsi qu’après trois bonnes heures de maquillage, les mannequins apparaissaient sur les podiums, tantôt furies de bastringue, tantôt cocottes aux yeux charbonneux. Les accoutrements étaient photogéniques, et donc bienvenus : ils divertissaient les Américaines de leur inquiétude saisonnière : « What shall I wear ? » Pendant que le monde s’habillait chez Gap, H&M ou Zara, Paris triomphait en bateleuse de sa propre histoire, un peu plus déconnectée du monde chaque jour, mais parée pour le grand jeu. Sofia Coppola viendrait tourner à Versailles son film Marie Antoinette , les musées se multipliaient, le prix du café au Flore augmentait, on avait juste
peur des banlieues et de la racaille, les taxis râlaient, la semaine des collections arrivait, le trafic dans les boutiques reprenait, les vendeuses disaient « je vous laisse faire votre code », parfois une richissime cliente s’énervait, l’une d’elles avait jeté dans le caniveau la carte de crédit dont elle avait oublié le sésame, bien sûr, parmi les acheteurs, il y avait plein de copieurs, mais l’argent rentrait, et c’était aussi joyeux que l’arrivée d’une troupe de saltimbanques dans une ville de province. « J’ai appris à voir la France dans les yeux des Chinois, des Indiens, des Américains, et nous comme une vieille épouse », soufflait Alexandre Allard, repreneur du Royal Monceau, où une demolition party allait être organisée avant la rénovation complète du palace, avec curator d’art contemporain, spa chauffé à l’énergie solaire, limousines à moteur hybride. « L’extrême luxe peut sauver la France. Tout ce que la mondialisation nous a pris, on va le reprendre aux milliardaires qui vont le dépenser ici… »
Le public des défilés s’était professionnalisé. Le rythme était intense, la compétition faisait rage entre les maisons. « Ils ont une
heure et demie de retard, on récupère des mannequins qu’il faut doucher, tellement ils les ont tartinées… » Conduites par leur chauffeur, les jeunes rédactrices des magazines « importants » se voyaient mitraillées par des photographes japonais, chinois, qui leur demandaient tous les détails de leur tenue : « Ma jupe ? Miu Miu. Mes chaussures ? Pierre Hardy. Ma veste ? Comme des Garçons vintage . »
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