Requiem sous le Rialto
gondole.
— Vous l’avez soupçonné ?
— Non. Mais je le tiens pour capable de violence. Nous savons qu’il a maltraité une prostituée il y a quelques années.
— Cela correspondrait bien à ses sourcils qui se rejoignent. Certains signes extérieurs permettent de reconnaître un criminel-né .
— Vous voulez dire qu’on reconnaît un criminel-né à l’épaisseur de ses sourcils ?
— Ainsi qu’à la forme de son crâne, précisa le neveu en considérant un instant le reste de parfait dans sa coupelle. Vous êtes sûr que le colonel n’a rien à voir avec toute cette affaire ? demanda-t-il pour conclure.
Tron hocha la tête.
— Nous attendons que l’Autrichien arrêté cet après-midi passe aux aveux demain. Surtout que nous lui avons assuré qu’il ne finirait pas sur l’échafaud.
— Et où donc ?
— Dans un asile, répondit le commissaire. Puisqu’il s’agit d’un fou. D’un point de vue juridique, nous n’avons pas affaire à des crimes, mais aux actes d’une personne irresponsable. On pourrait dire, si vous préférez, que ces jeunes femmes ont été les victimes d’un singulier accident. Un peu comme si elles avaient été dévorées par un lion dans un cirque.
Julien esquissa une grimace pensive.
— Cela me rappelle le « Double assassinat dans la rue Morgue » d’Edgar Poe, remarqua-t-il, un double assassinat commis dans une pièce fermée de l’intérieur. L’enquête a piétiné jusqu’à ce qu’un détective privé, un certain M. Dupin, résolve l’énigme : il s’agissait là aussi d’une sorte d’accident. Le meurtrier était un orang-outang, entré et ressorti par la cheminée.
— Pourquoi ce M. Dupin a-t-il résolu l’énigme, et non pas la police ? voulut savoir la princesse.
— Parce qu’il était plus sagace que les enquêteurs, répondit son neveu avec un sourire condescendant. Il partait du principe qu’après avoir éliminé l’impensable on tombait nécessairement sur la bonne solution. Or la seule réponse possible était l’orang-outang.
Sa tante lui adressa un regard empli d’admiration qui lui coûta deux points. Le commissaire reposa sa tasse et dit à son tour avec un sourire :
— Ce principe est vieux comme le monde, monsieur Sorelli ! C’est le rasoir d’Ockham.
Comme il s’y attendait – et l’avait espéré –, l’air perplexe du jeune homme lui révéla qu’il n’avait jamais entendu parler de ce principe d’économie.
— Pluralitas non est ponenda sine necessitate 1 , reprit-il avec aisance. Entre plusieurs théories susceptibles d’expliquer le même phénomène, il faut préférer la plus simple. Rappelez-vous Copernic ! Si on part de l’hypothèse simple que le centre de l’univers est le Soleil, et non la Terre, le mouvement des corps célestes s’explique sans peine. Le système ptoléméen suppose un nombre beaucoup plus important d’axiomes.
Tron s’appuya contre le dossier de sa chaise, heureux d’avoir prononcé correctement le mot ptoléméen et satisfait de constater que les yeux de la princesse, emplis d’admiration, étaient maintenant posés sur lui. Cela lui ferait les pieds, à ce blanc-bec pommadé.
— Par ailleurs, reprit-il sans cesser de sourire, vous venez rigoureusement de décrire notre façon de procéder. Le motif le plus simple pour expliquer qu’un homme éventre ses victimes et les étripe vivantes est la folie.
1 - « Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité. » Guillaume d’Ockham, Quaestiones et decisiones in quatuor libros (1319). ( N.d.T. )
26
Elle était mignonne, avait tout au plus vingt ans et les cheveux blonds. De toute évidence, elle avait dû le voir approcher car elle avait jailli des arcades du palais des Doges et s’était avancée dans la lumière des becs de gaz. Il tâta le rasoir dans sa poche. Désormais, il ne sortait plus sans lui.
Au départ, il voulait juste se dégourdir les jambes. Pourtant, au bout d’une demi-heure, il s’était retrouvé place Saint-Marc. Elle était presque vide. Il faut dire que minuit venait de sonner. Un groupe d’officiers autrichiens bavardait devant le café Quadri , un autre s’était arrêté devant le Café oriental . Les marchands ambulants étaient rentrés chez eux, seul un vendeur de marrons résistait encore devant la Porta della Carta. Quelques promeneurs masqués passèrent devant le campanile, leurs lanternes sourdes jetèrent une lumière
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