Requiem sous le Rialto
genoux. Quel charmant blasphème c’eût été de se tenir à ses côtés, sachant ce qui l’attendait, tout en récitant avec elle un Ave Maria ! Mais la bête au fond de lui s’était manifestée – quoique le terme manifestée parût un peu faible au regard du hurlement qu’elle avait fait entendre pour le pousser à l’action lorsque la femme avait prononcé le début de la prière. Comme rien n’empêchait d’accélérer la procédure, il avait profité du moment où celle-ci se retournait pour vérifier, selon toute vraisemblance, si la manière dont elle s’était acquittée de la première partie du contrat lui donnait satisfaction. Oui, il était satisfait. Elle ignorait qu’il renoncerait malgré tout à la deuxième partie du contrat – à savoir la scène d’intimité à l’hôtel. Si elle l’avait su, il y avait de toute façon fort à parier qu’elle ne s’en serait pas réjouie.
À bien y réfléchir, il avait eu tort de ne pas attaquer pendant qu’elle lui tournait encore le dos, plongée dans sa prière. En effet, s’il pouvait ainsi utiliser toute la force de ses pouces pour appuyer sur sa gorge, un assaut frontal donnait en même temps à sa victime l’occasion de résister, ce qui se produisit.
Il avait prévu de se ruer sur elle, de la faire basculer sous son poids et, une fois qu’elle serait allongée sur le tapis rouge devant l’autel, de l’étrangler aussi longtemps que nécessaire. Par malheur, au lieu de tomber en arrière, elle parvint à se retourner à demi et à lui enfoncer deux doigts dans l’œil gauche. Il ressentit une douleur insupportable. Cependant, le cri qu’elle poussa quand il relâcha son étreinte fut plus insupportable encore. C’était le cri le plus fort qu’il eût jamais entendu, un cri aigu et perçant qui déchira le silence de l’église.
D’un coup de poing, il lui projeta la tête sur les marches de l’autel et lui imposa le silence. Mon Dieu ! Quelqu’un avait-il entendu ce hurlement ? Cette vocifération abjecte dans la maison du Seigneur ? Il se releva et dressa l’oreille dans la pénombre. Des portes claquaient-elles, des pas pressés retentissaient-ils sur le pavé ? Non, tout était silencieux.
Quand il se retourna et baissa les yeux vers elle, elle respirait encore. Ce n’était guère plus qu’un râle, mais ses poumons inspiraient et expiraient toujours. Tant mieux, car il préférait procéder à l’ opération sur des corps vivants. Cela étant, la vue qu’elle offrait n’avait plus rien de charmant. La plaie sur son front saignait en abondance. Elle avait la moitié du visage rouge, depuis la paupière gauche jusqu’au coin de la bouche.
Il s’agenouilla et lui arracha son manteau. Puis il sortit son rasoir et, d’un geste rapide, trancha sa robe au niveau des hanches. Une autre entaille lui découvrit le ventre. Voilà * ! L’ opération pouvait commencer. Il y avait peu de chances qu’elle revienne à elle. Une incision exécutée d’une main experte à l’aide d’une lame parfaitement aiguisée était indolore. C’est plus tard que la plaie se mettait à brûler. La femme serait morte avant de ressentir quoi que ce soit. Elle ne le verrait pas non plus déposer l’ organe sur l’autel.
Il approcha la lame à un doigt du ventre pour en déterminer le trajet précis et toussota. Peu lui importait d’être pris de nervosité chaque fois qu’il devait pratiquer la première entaille. Il savait qu’ensuite, la tension baissait. Il posa la pointe du rasoir sur la peau et la déplaça de quelques centimètres. Aussitôt, des gouttelettes rouges se concentrèrent dans l’éraflure, un spectacle qui ne cessait de le charmer. Un deuxième coup de rasoir agrandit la plaie. Le sang jaillit à gros bouillons. Mais soudain, alors qu’il s’apprêtait à enfoncer la lame avec force sur toute la largeur de l’abdomen, il entendit grincer la porte de la sacristie.
27
Pas mal, pensa Tron en se calant dans un des fauteuils rouges du salon mauresque au café Florian . Les vers, de simples pentamètres iambiques à rimes plates, coulaient avec un grand naturel, si bien qu’à présent il se demandait s’il fallait vraiment réduire de moitié ce poème de deux pages. D’un autre côté, Spaur lui avait annoncé une nouvelle pièce en prose qui devait occuper au moins dix pages du prochain numéro de l’ Emporio della poesia . La première nouvelle qu’il avait publiée, une histoire d’une
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