Requiem sous le Rialto
soutane.
— Désirez-vous interroger cette demoiselle sur-le-champ ou souhaitez-vous d’abord me parler ?
La tessiture de sa voix, étonnamment grave, s’alliait à une diction traînante, mais raffinée.
— Peut-être pourrions-nous commencer par discuter, dit le commissaire.
— Dans ce cas, je vous suggère de me suivre dans mon cabinet de travail.
Le père Jérôme les précéda, ouvrit une porte au fond du couloir et s’effaça pour les laisser passer.
Son cabinet de travail comprenait deux hautes fenêtres qui donnaient sur le campo della Bragora et une seconde porte qui devait mener à l’église. Une bibliothèque recouvrait tout un pan de mur. Deux antiques chaises en bois et un lutrin rappelaient à Tron des tableaux sur lesquels on voyait saint Jérôme au milieu de ses livres. Une toile posée sur un chevalet et en partie nettoyée représentait une rivière. À côté, une petite table supportait toute une collection de pinceaux, de tubes, de grattoirs et de flacons. La pièce sentait la peinture à l’huile et le solvant.
— Je ne suis pas juste le gardien de mes ouailles, déclara le curé une fois assis, je suis aussi responsable de l’héritage que les générations précédentes ont légué à notre paroisse.
Manifestement, il entendait par là les trésors artistiques de San Giovanni. Tron le soupçonna d’y attacher en fait plus d’importance qu’à ses ouailles .
— Vous n’ignorez pas, je suppose, poursuivit-il avec un regard inquisiteur sur ses hôtes, l’importance de cette église pour la ville.
Eh bien, si, Tron n’en avait aucune idée. Du moins aucune idée précise. Possédait-elle un Tintoret ? Ou même un Titien ? Voire deux de chaque ? Par précaution, il baissa les yeux d’un air approbatif. Le chat, dont le pelage sur le cou évoquait une crinière, avait suivi son maître. Le commissaire ne put s’empêcher de sourire en se rappelant le lion qui appartenait aux attributs de saint Jérôme.
Le curé, qui avait surpris son regard, dit sur un ton affable :
— Sans Gattopardo 1 , la demoiselle ne serait plus en vie.
— Gattopardo ?
— Mon chat, expliqua-t-il. Il a sauté sur mon lit et m’a réveillé en miaulant. Je m’apprêtais à me lever pour aller chercher du lait à la cuisine quand j’ai entendu un cri strident dans l’église. J’ai passé ma robe de chambre et suis accouru par la sacristie. Au moment où j’ai ouvert la porte, j’ai aperçu un homme à genoux près d’une silhouette allongée, un rasoir à la main. Comme sur le Maggiotto. J’étais l’ange, en quelque sorte.
— Le Maggiotto ? releva le commissaire.
Le père Jérôme le dévisagea.
— Le Sacrifice d’Abraham , commissaire ! Dans le bas-côté droit.
Ah, d’accord. Il s’agissait donc d’un tableau et le peintre s’appelait Maggiotto. Tron hocha la tête d’un air entendu.
— Au bruit de la porte, reprit le curé, l’homme s’est relevé.
— Et alors ?
— Je l’ai interpellé. Je ne suis pas un ange, après tout. Il aurait pu me tuer, mais il a préféré s’enfuir.
— Par où ?
— Sans doute par la porte qu’il avait empruntée avec cette demoiselle.
— L’église n’est pas fermée la nuit ?
— Si, bien sûr.
— Dans ce cas, soit il a utilisé un rossignol, soit il possède un double.
Le prêtre fit non de la tête.
— La serrure des trois portails a été changée il y a six mois car on avait tenté de nous dérober notre Vivarini.
De nouveau, le père Jérôme supposait ses hôtes au courant de la richesse picturale de son église.
— On ne peut pas aller bien loin avec un rossignol.
— Vous voulez dire que cet homme possède une clé ?
Le père acquiesça.
— D’autant qu’une des deux miennes a disparu.
— Où les rangez-vous d’habitude ?
— Je les accroche sur une planche dans la sacristie.
— Et qui a accès à la sacristie ?
— Le sacristain, ma bonne et tous mes visiteurs. On passe par là pour accéder à mon cabinet de travail.
— Et qui vous rend visite ?
— Tous ceux qui ont une requête à formuler.
— N’importe lequel de vos visiteurs pourrait donc s’être emparé de la clé ?
— Ce n’est pas exclu.
— Quand avez-vous remarqué qu’elle manquait ?
— Il y a quelques jours. Mais cela n’empêche pas qu’on ait pu la voler plus tôt.
Le père Jérôme considéra le commissaire.
— S’agit-il de l’homme qui a tué la
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