Retour à l'Ouest
nous donner en moins de deux ans deux
livres clairs, riches et utiles : un
Jaurès
et, tout récemment
La Formation du
Socialisme, De Platon à Lénine
(Alcan) [228] .
Réunir en quinze chapitres une documentation historique et
doctrinale sur des mouvements dont l’aspiration commune embrasse Platon, les
prophètes d’Israël, les premiers chrétiens, les grands utopistes des XVI e et XVII e siècles, Rousseau, Robespierre, Babœuf, les philosophes
allemands du XVIII e siècle, Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Lassalle,
Marx, l’école anglaise (de William Morris à Wells), Jaurès,
Vandervelde, de Man ; terminer avec Lénine, Staline, Trotski ;
réussir ce faisant à demeurer clair sans tomber dans la schématisation ou la
plate vulgarisation, – cela tient d’une gageure. Tel quel, s’il encourt
plusieurs reproches – et même graves – ce livre est infiniment riche. J’hésite
même à le critiquer. Comment dire plus en moins de deux cents pages ? Mais
peut-être y fallait-il quatre cents pages… Ce reproche fera sourire Challaye, de
son air le plus réfléchi, le plus indulgent. Il faut pourtant le lui faire.
Je regrette de ne pas voir évoquées la révolution communale
du XIV e siècle, pendant laquelle des tendances socialisantes se
manifestèrent avec netteté ; ni les guerres sociales du lointain début des
temps modernes au cours desquelles on vit maintes fois le socialisme se
préfigurer avec une puissance redoutable : commune de Munster, exploits
des Hussites, guerre des paysans d’Allemagne, étonnantes luttes des sectes
telles que les Pauvres de Bohème. Autre lacune plus près de nous : l’école
marxiste la plus intéressante, peut-être, après les écoles russes, celle qui a
derrière elle le plus de réalisations et de luttes, le marxisme autrichien (Otto
Bauer, Karl Renner, les Adler ) est passée sous silence. La
lourde expérience de la social-démocratie allemande, avec sa puissance d’organisation
et son incapacité révolutionnaire, est passée sous silence. Enfin, le drame de
la révolution russe, évoqué avec probité, ne l’est que trop sommairement. Ces
remarques critiques équivalent à constater que pour traiter de l’histoire du
socialisme, il faut reprendre en somme toute l’histoire, – car la lutte des classes
en est le ressort essentiel.
Deux ou trois impressions dominantes se dégagent par contre
admirablement de ce livre. D’abord celle de la continuité de l’histoire. De l’idéalisme
à la science, par l’utopie, par l’imagination, par la prophétie, par l’architecture
naïve des cités du soleil, à travers plus de deux mille ans de pensée, liée à
des convulsions sociales, les hommes se cherchent une loi plus raisonnable, plus
juste et plus féconde. Ils sont à la fois les jouets de leur temps et les
ouvriers des lendemains. L’erreur d’hier sert à dégager aujourd’hui une vérité
qui sera à son tour dépassée demain. L’essentiel n’est jamais dans la formule, et
est toujours dans l’aspiration, – l’esprit, – le vouloir.
Ensuite, l’impression d’une lente, mais assez sûre montée. Le
sentiment obscur, – fondé sur des besoins et des intérêts de masses, c’est-à-dire
sur la nécessité, – devient idée, rêve, mythe. L’idée s’éclaircit de siècle en
siècle, apprend à maîtriser les faits, s’adapte à eux pour leur imposer mieux
la loi qu’elle discerne en eux. Une doctrine scientifique reprend la tâche des
utopistes. Des révolutionnaires surviennent enfin, à la tête de millions d’ouvriers
et de paysans jetés dans la révolution par la guerre, et de la doctrine
scientifique tirent une technique du combat, une stratégie, des méthodes d’action
tout à coup révélées prodigieusement efficaces.
Enfin, le sentiment, source de force dans les époques noires,
d’avoir raison
en dépit des
erreurs, en dépit des défaites, en dépit des défaillances, en dépit de nos propres
aveuglements. « Aux prolétaires, écrit Challaye, doivent se joindre les
hommes d’autres classes en qui s’est accomplie cette
révolution de la honte
que Marx a décrite…
Le socialisme répond aux instincts les plus puissants, aux appétits les plus
énergiques des masses comme aux aspirations les plus hautes, les plus
désintéressées des meilleurs des hommes… » Et ceci demeure vrai dans le
temps, même si l’on brûle des œuvres de Marx, même si l’on fusille les
compagnons de Lénine, même si les
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