Retour à l'Ouest
Barmine vaut par la précision du
détail et par la variété de l’expérience ; d’une richesse peut-être unique.
Fils d’un cheminot et d’une infirmière, Sacha Barmine s’engage dans l’Armée
rouge et entre dans le parti communiste à dix-huit ans, tout au début de la
guerre civile. Un manuel de propagande de Krylenko (disparu l’an dernier) l’initie
aux fins de la transformation sociale. Élève d’une école militaire en Ukraine, il
fait des études toutes pratiques, sur les champs de bataille ; après les
exercices de feu, au front, on enterre les copains qui n’ont pas eu de chance. Il
fait dans l’armée de Kork (fusillé) la campagne de Pologne : « Nous n’avons
pas pris Varsovie… » Puis à l’Académie d’état-major de Moscou, études supérieures
avec Hekker (disparu), Dimitri Schmidt (disparu), Toukhatchevski… Il étudie les
langues orientales avec Khassis (massacré à Canton en 1928) et Zuckerman (fusillé) ;
entre dans la diplomatie avec Louréniev que l’on envoie en ambassade à Boukhara…
Secrétaire d’ambassade avec Louréniev (disparu) à Riga, avec Choumiatski (disparu)
en Perse ; collaborateur de Karakhane (fusillé) aux Affaires Etrangères, il
devient, plus tard, un des sous-directeurs de la représentation commerciale à
Paris avec Ostrovski (disparu), et Kerekmine (disparu) ; revenu en Russie,
directeur de l’Exportation des Automobiles sous Rosengoltz (fusillé), commissaire
du Peuple au Commerce Extérieur avec Loganovski (disparu), Eliava (disparu)… Diplomate,
enfin, dans les Balkans, avec Raskolmikov (disparu – sans doute en fuite), Kobétsky
(décédé), Karakhane déjà nommé…
Barmine nous fournit incidemment quelques renseignements
tout à fait précieux : il nous apprend que le commerce extérieur était
dirigé dans tous ses détails par le Bureau politique du parti et qu’il fallait
pour le moindre virement de fonds l’autorisation personnelle de Staline. Cette
précision technique a son prix depuis les procès où des fusillés en sursis ont
avoué avoir répandu à l’étranger, pour financer de minuscules groupes d’opposition,
des sommes fabuleuses. À la vérité il était impossible à qui que ce fût – et
plus qu’à tout autre au commissaire du peuple Rosengoltz – de distraire une
seule livre sterling du trésor soviétique à l’étranger. Barmine initie le
lecteur au mécanisme compliqué de la gestion bureaucratique de l’industrie ;
après l’avoir lu on comprendra comment naissent des conditions mêmes faites au
travail les affaires de sabotage : car la méthode bureaucratique et
despotique est elle-même un constant sabotage de la production, et dont il faut
bien, quand les résultats s’en révèlent brutalement, imputer la responsabilité
à quelqu’un… Le seul Bureau tout puissant réclame alors des boucs émissaires :
et les invente, et les fait exécuter. Ce qui n’arrange rien puisque, chez les
successeurs des fusillés, la peur s’ajoute à l’inexpérience inévitable des
jeunes…
Barmine, s’il observe beaucoup avec un jugement d’une
séduisante clarté, ne fait pas œuvre de sociologue. Il conclut que les
privilégiés du régime totalitaire « ont déjà construit le socialisme pour
eux-mêmes. » Ce n’est pas un habitat très confortable à en juger par les
coupes sombres que le régime fait sans se lasser parmi ses propres privilégiés ;
et ce n’est pas du socialisme non plus, le mot n’étant employé ici que par une
amère dérision ; c’en est même la négation la plus criante. « Ma
génération, écrit Barmine, avait connu des chefs révolutionnaires désintéressés
qui n’avaient rien à eux, qui, au gouvernement, à l’armée, dans les comités du
parti, vivaient de la vie de tous, dominés par le souci de servir la
collectivité. Ces hommes ne sont plus. Le régime qu’ils avaient cherché à créer
ne subsiste que de nom. Ils se battaient pour abolir l’exploitation de l’homme
par l’homme et établir une société plus juste, plus libre, qui eût assuré à
tous ses membres le maximum de bien-être. Staline les a fusillés. Il règne seul
avec sa peur panique, sur le socialisme dans un seul Kremlin… » Une autre
conclusion manque ici, pour compléter celle-là : après avoir vu le long
des chapitres mêmes de ce témoignage, quelle admirable énergie, quelle tenace
intelligence révolutionnaire les hommes de la terre russe ont déployée avant
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