Retour à l'Ouest
certains
bolcheviks, pour la condamner : il a sa grandeur et il se fonde sur une immense
confiance. Qu’un parti de révolution socialiste ait besoin pour vivre, de plus
de pensée active, de lucidité, de liberté, de courage individuel que de
discipline et d’obéissance, l’expérience tragique de notre génération l’a
démontré sans réplique. C’est à la vérité la faillite complète d’une forme d’organisation
autoritaire conçue autrefois par Lénine et que Rosa Luxemburg eut bien raison
de combattre. Qu’un Raskolnikov hésite encore à conclure de la sorte sur les
causes de l’effroyable dégénérescence du parti bolchevik, je le comprends. Mais
dans sa
Lettre ouverte à Staline
,
écrite d’une encre terrible, il juge enfin, clairement, durement, le régime qu’il
a trop longtemps accepté.
« Pour vous, écrit-il au tyran, toute manœuvre
politique est synonyme de tromperie et de fourberie. Vous faites une politique
sans morale, un pouvoir sans honneur, un socialisme inhumain… » – « Nul,
en URSS, ne se sent en sécurité. Nul ne sait en se couchant s’il ne sera pas
arrêté dans la nuit. Nul ne trouve grâce : coupable, innocent, héros d’octobre
et contre-révolutionnaire, vieux bolchevik et sans parti, paysan du kolkhoze et
diplomate, commissaire du peuple et ouvrier, intellectuel et maréchal, tous
entraînés dans une ronde diabolique, tombent sous vos coups… » – « Vous
avez calomnié, déshonoré, fusillé les compagnons de Lénine… Devant la mort vous
les avez contraints d’avouer des crimes qu’ils n’avaient jamais commis, contraints
de se couvrir de boue… » – « À la veille de la guerre, vous détruisez
l’armée rouge, fierté du pays, rempart de sa puissance… vous avez décapité l’armée
et la flotte rouges… »
Et les noms des maréchaux, des généraux, des constructeurs, des
écrivains, des artistes, tous disparus, suivent ces apostrophes répétées qui ne
nous apprennent plus rien…
Raskolnikov reproche encore à Staline d’avoir mené les
républicains espagnols à la défaite et de leur refuser l’asile en URSS. Il
souligne « l’hésitation » de Staline à soutenir les puissances
démocratiques dans la crise actuelle de l’Europe… Et sur ce point il se trompe :
Staline n’hésite plus.
Et le 23 août, Raskolnikov et sa femme descendaient dans un
hôtel de Grasse, près de Cannes. Il écrivait de là à un mien ami, qui le
connaît d’assez longue date, d’une écriture ferme et d’un style clair. Il lui
parlait d’un livre de souvenirs qu’il commencait : demandait des conseils,
projetait de livrer un grand combat… Les dépêches de Moscou, divulguant la
monstrueuse collusion Hitler-Staline se déplièrent tout à coup sous ses yeux, incroyables
mais irréfutables. Les hommes vaillants et probes fusillés sous l’accusation
mensongère d’avoir pactisé avec le fascisme ne se levèrent-ils pas alors autour
de lui en foule sanglante ? La chambre qu’il occupait se remplit de tumulte
et de cris. Le personnel de l’hôtel le trouva en proie à une fureur désespérée ;
il venait de tenter de se jeter par la fenêtre. On constata un accès de folie, selon
les journaux du 27, Fédor Raskolnikov, le vainqueur du port de Kazan en 1918 et
d’Enzéli en 1919, l’auteur de
Robespierre
,
le diplomate mis hors-la-loi, l’accusateur du tyran Staline est maintenant dans
une clinique de Nice.
On le dit fou. Je refuse de l’admettre, à moins que… La
fureur et le désespoir, voilà des années que ce révolutionnaire les buvait
chaque jour à pleines coupes. S’il n’en est pas mort, s’il ne s’est pas courbé,
résigné, comme tant d’autres, pour recevoir d’un bourreau le coup de grâce, s’il
ne s’est pas lui-même fait sauter la cervelle, il s’en relèvera cette fois
encore… Je le lui souhaite. – Je vous le souhaite, camarade Raskolnikov. Car la
bataille pour la vérité, pour le socialisme inséparable de la vérité, ne fait
que commencer maintenant que des millions d’hommes voient enfin ce que, jusqu’ici
nous étions une si faible poignée à démontrer… On a besoin de vous. Reprenez
des forces, revivez, pour être encore utile ! Votre défaillance, ce
soudain désir de mourir parce que c’en est trop, parce qu’on imagine vraiment
pas où et quand la tyrannie finira de trahir la révolution, comme on les
comprend ? Mais vous êtes un fort, vous devez vivre et servir
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