Retour à Soledad
proportions harmonieuses sous son toit de tuile à quatre pentes d'où émergeaient des lucarnes flamandes et des cheminées de brique. Longue bâtisse blanche à deux niveaux, elle offrait, en façade, une galerie supportée, du sol à la toiture, par huit colonnes doriques qui couraient, de part et d'autre d'un large escalier, sous un avant-toit soutenu par des piliers de fer ouvragés. L'entrée à deux vantaux de chêne ciré, surmontée, en plein cintre, d'une imposte vitrée et flanquée de grosses lanternes de cuivre suspendues à des potences, ajoutait une note citadine à ce manoir des champs.
Prévenu de l'arrivée des visiteurs, Bertie III guettait leur approche sur la galerie. Dès l'arrêt de la voiture, il descendit l'escalier et vint au-devant d'Ottilia, mains tendues. Le fait qu'au cours de séjours à Soledad il eût rencontré tous ceux qui accompagnaient sa cousine dispensa des présentations. Il invita les voyageurs à entrer tandis que des Noirs s'emparaient des bagages.
Dans la pénombre du grand salon, meublé dans le style Adams et pourvu d'une cheminée de marbre de Carrare, Charles Desteyrac remarqua combien le cousin de lord Simon accusait maintenant âge et fatigue. Amaigri, il présentait, comme souvent les vieillards de haute taille, une voussure des épaules. S'il s'efforçait à un pas vif, on le devinait mal assuré sur ses jambes arquées de cavalier. Sa redingote flottait autour des hanches, son gilet pendait sur un ventre creux, le col de sa chemise béait sous la cravate en plastron, piquée d'une épingle à tête d'ivoire. En revanche, l'œil restait vif, d'un bleu glacial, et les rides qui striaient le visage accentuaient, avec la chute des commissures, la moue pessimiste et dédaigneuse d'une bouche aux lèvres sèches. Bertie passait parfois dans son épaisse chevelure neigeuse une longue main fine, dont les veines sinuaient sous la peau, comme les nervures d'une feuille.
Un majordome à toison grise, dont le teint, plus cuivré que noir, indiquait assez qu'il devait compter au moins un Blanc parmi ses ancêtres, servit des boissons glacées. Sur un signe de son maître, il quitta la pièce et referma sans bruit la porte qu'il avait franchie avec la dignité d'un ambassadeur ayant remis ses lettres de créance.
– Je suis bien aise de vous voir, commença Bertie Cornfield. Comme vous le savez, j'ai demandé à mon cousin Simon d'accueillir mon épouse sur son île, et je lui suis reconnaissant de vous avoir si vite envoyés. Varina est de santé fragile et d'une grande nervosité. Depuis que nous avons appris que Lincoln a autorisé la formation de régiments de nègres, son angoisse a augmenté. Comme elle porte le même prénom que l'épouse de notre président, née Varina Banks Howell, elle pense que les nègres s'en prendraient d'abord à elle ! C'est, bien sûr, un enfantillage, mais cette pensée l'empêche de dormir, surtout depuis qu'un sénateur de l'État de New York, Francis Barretto Spinola 4 , a eu l'audace d'offrir cinq mille dollars à qui lui apporterait le scalp de Jefferson Davis !
– Offre de fort mauvais goût, observa Charles.
– Un reste de la barbarie des Peaux-Rouges. Je conçois donc vos craintes, ajouta Tilloy.
– Je ne pense pas que nous soyons ici en danger. D'ailleurs, nos troupes ont repoussé une attaque du général Benham, à Secessionville, sur l'île James. Les Nordistes ont eu cent sept tués et plus de quatre cents blessés, alors que nos forces, commandées par le général Evans, n'ont eu à déplorer que cinquante-deux morts et cent quarante-quatre blessés, expliqua le planteur.
Il allait poursuivre quand l'interrompit l'entrée dans le salon de sa si craintive épouse. Varina confirma aussitôt les confidences de son vieux mari en fondant en larmes avant de se précipiter dans les bras d'Ottilia.
– Chère cousine, comme je suis aise de vous voir ici ! Mes bagages sont prêts depuis une semaine. Je ne sors plus de la maison. Je ne veux plus voir de nègres ! s'écria-t-elle, au bord de la crise de nerfs.
– Voyons, Winnie, ne vous donnez pas ainsi en spectacle ! Aucun danger ne vous menace, dit Bertie d'un ton las en faisant signe à Ottilia et à Gertrude de conduire sa femme hors du salon.
– Pardonnez, mes amis, cet incident qui vous montre dans quel état mental se trouve ma pauvre épouse. Mes fils se battent dans l'armée de Toutant de Beauregard, mes
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