Retour à Soledad

la défaite venait d'anéantir. Le monde dans lequel elle était née, avait été choyée et éduquée, n'existait plus. Elle se retrouvait seule, sans parent, sans maison, sans ressources. Lucide et sûre de soi, elle vit dans ce dénuement une seconde naissance et sourit à lord Simon pour la première fois.
     
    Le vieil homme, devinant sa pensée, quitta son fauteuil et vint la serrer dans ses bras.
     
    – Si vous le voulez, vous serez ma fille, et Soledad votre nouvelle patrie, proposa-t-il.
     
    Elle acquiesça d'un signe de tête et laissa enfin couler les larmes qu'elle retenait depuis trop longtemps.
     

    Bientôt, Myra commença à se mêler à la société insulaire et sa première visite fut pour Ann Cornfield, sa cousine infirme. Si la victoire du Nord réjouissait la fille de Jeffrey Cornfield, celle-ci n'en laissa rien paraître et la fille de Bertie III ne montra nulle amertume. Avec franchise, les deux femmes s'entendirent pour ne pas évoquer ce qui avait, pendant quatre ans, séparé leurs familles.
     
    Quand on apprit, fin avril, à Soledad, que le président Abraham Lincoln avait été mortellement blessé, le 14 avril, dans un théâtre de Washington, par un acteur nommé John Wilkes Booth, d'une seule voix Ann et Myra déplorèrent ce crime. Si, dans leur for intérieur, la première le mit au compte de la rancune sudiste, et la seconde à celui de la justice divine, rien dans leur attitude ne put faire soupçonner ces appréciations opposées. Il en fut de même quand on sut que Jefferson Davis, président de la défunte Confédération, était emprisonné à Fort Monroe, en Virginie, en attendant d'être jugé pour trahison.
     

    Survint au cours de l'été un événement qui ranima brusquement, chez lord Simon, un désir de chemin de fer insulaire. Les premiers orages tropicaux, avant-garde des ouragans saisonniers, s'abattaient sur l'archipel. Le capitaine d'un caboteur rapporta qu'une barge, chargée d'une locomotive prise aux Fédéraux et vendue par des Sudistes à un planteur cubain, avait coulé au large de Harbour Island, au nord-est d'Eleuthera, sur Devil Backbone 4 .
     
    – Ce chapelet de récifs, qui s'étire sur trois milles, a déjà causé de nombreux naufrages, dont celui, historique, en 1647, du William de William Sayle, le fondateur de la Company of Eleutherian Adventurers, qui devait donner son nom à cette île, rappela le major Carver.
     
    Il commentait la nouvelle devant Simon Leonard, lors d'un raout donné à Cornfield Manor en l'honneur de John Maitland. Le commandant du HMS Hawk venait d'être rappelé d'urgence à la Jamaïque, où les Noirs fomentaient des troubles sanglants à la suite d'une amende qu'ils estimaient injustement infligée à l'un des leurs.
     
    L'officier anglais, habitué à naviguer dans les eaux bahamiennes, mit sur le compte d'une erreur de navigation la perte de la locomotive du planteur cubain.
     
    – Faut-il être piètre marin pour aller se frotter au Devil Backbone avec une telle cargaison ! fit-il en s'esclaffant.
     
    – Surtout en cette saison, confirma Lewis Colson.
     
    – Ainsi les vaincus vendent les locomotives prises aux Yankees ! J'en veux une ! Écrivez à votre ami Lowell : qu'il nous trouve une machine en bon état et nous la livre dans les meilleurs délais ! dit avec vivacité lord Simon, se tournant vers Desteyrac.
     
    – Bob sera certainement heureux de vous satisfaire, répondit Charles.
     
    Il pensait à Viola : la perspective de revoir son amoureux la comblerait de joie.
     
    1 Pendant la guerre de Sécession, le gouvernement américain acquit 3 784 prothèses de jambes et 2 135 de bras. Elles étaient dues à l'invention du comte Jean de Beaufort, qui refusa de prendre un brevet afin que l'on pût fabriquer librement les membres artificiels.
     
    2 Running the Blockade , Thomas E. Taylor, John Murray Publisher, London, 1896.
     
    3 Le 13 e  amendement fut approuvé le 8 avril par le Sénat, à une majorité de trente-huit voix contre six. La Chambre des représentants le vota à son tour, le 31 janvier 1865, par cent dix-neuf voix pour, cinquante-six contre et huit abstentions.
     
    4 De nos jours, le site fait le bonheur des plongeurs car, à douze mètres de profondeur, on peut voir les roues et la carcasse de la locomotive.
     

4.
     
    La saison des ouragans s'étant achevée sans dégâts notoires, Pacal reprit ses chevauchées avec son grand-père, allant parfois jusqu'au