Retour à Soledad
ville. Ils vidaient les caves et, parfois, expédiaient des meubles chez eux, dans le Nord !
– Mais que va-t-il advenir de votre domaine ? demanda Lamia.
– Avant de quitter Charleston, et pour suivre les dernières volontés de notre père, mes sœurs et moi nous avons supprimé partout le nom de Clarendon House, mis le feu aux cabanes des esclaves, au dispensaire, aux charrettes, aux machines à égrener et aux presses à coton. Nous avons tué tous nos chevaux et poussé le bétail dans l'Ashley où des vaches se sont noyées. Et puis, comme l'ont fait beaucoup de nos voisins, nous avons empoisonné les puits avec l'arsenic qui servait à tuer les rats, acheva-t-elle, rageuse.
Le silence des auditeurs traduisit de la commisération pour la malheureuse, mais aussi une secrète désapprobation de la haine qui avait conduit les filles de Bertie III à tout détruire et à corrompre l'eau des puits en espérant tuer encore des Nordistes et des Noirs.
– Lincoln a confirmé que la Reconstruction serait imposée aux États sécessionnistes, et que les Sudistes qui feraient allégeance à l'Union seraient pardonnés et leur biens restitués, avança Margaret Russell.
– Personne, dans le Sud, ne croit aux promesses de Lincoln ! Ce bourreau est un politicien retors, un homme de basse extraction qui ne doit sa position qu'aux intrigues électorales. Si Dieu est juste, Il ne lui permettra pas de jouir longtemps de ses méfaits. Et puis, nous ne voulons pas de sa Reconstruction ! lança Myra, véhémente.
Au cours des jours suivants, la jeune fille se tint cloîtrée à Cornfield Manor, dînant tête à tête avec lord Simon, respectueux de sa réserve. Refusant les visites et les promenades, elle passait des heures sur la galerie, muette, l'œil vague, prenant et reposant un livre, comme incapable de fixer son attention. Les images des derniers jours vécus à Clarendon House obsédaient son esprit en un permanent défilé, qui rendait intangible la paisible réalité du moment, obérait ses sens, annihilait pour elle la beauté du décor insulaire.
Elle semblait se retenir de vivre dans l'attente d'un signe du destin qui la rendrait à elle-même.
Lord Simon avait bien compris l'angoissante vacuité de cet esprit juvénile et exigeait que l'on respectât l'isolement voulu par Myra. Au cours des repas, il se contentait de résumer, sans les commenter, les informations reçues à Soledad. Au fil des jours, il révéla à sa petite cousine les prémices de la déroute sudiste. Les armées de Grant et de Sherman avaient fait leur jonction le 23 mars. Le général confédéré Joseph Johnston avait été battu en Virginie, à Bentonville. Le 1er avril, à Five Forks, les Fédéraux avaient infligé une sévère défaite aux Gris, obligeant Robert Lee à évacuer Petersburg le 2 avril.
Quelques jours plus tard, c'est avec ménagement qu'il dut annoncer à l'orpheline que Richmond, capitale du Sud, avait été investie, le 3 avril, par l'armée fédérale, et que le 9 avril, dimanche des Rameaux, le général Robert E. Lee avait signé, devant Ulysses Grant, à Appomattox, au cours d'une cérémonie empreinte de dignité, tout à l'honneur partagé du vainqueur et du vaincu, la reddition sans condition des armées sudistes. La Confédération des États du Sud avait vécu, la guerre était finie.
– Les armes se sont tues, Myra. Maintenant, il faudra que les Américains réapprennent à vivre ensemble sur un pied d'égalité. Le journal de Nassau rapporte que Robert E. Lee a dit à ses soldats, après la reddition : « Rentrez chez vous et reprenez vos occupations. Obéissez aux lois et devenez de bons citoyens, comme vous fûtes de bons soldats. » Que gagnent la paix ceux qui ont perdu la guerre ! N'est-ce pas une sage et noble tâche proposée au Sud par un de ses meilleurs fils ?
– Pour moi, cousin, le Sud est mort avec mon père. Ni l'un ni l'autre ne ressusciteront. Le règne du Roi-Coton s'achève. Avec lui disparaît l'aristocratie des grands planteurs ; c'est aussi la fin des mœurs policées d'une société instruite, élégante et raffinée. Partout le vulgaire et l'affairisme des Yankees vont triompher. Clarendon House ne figure plus sur les cartes et je ne retournerai jamais dans un pays qui n'est plus le mien, déclara la jeune fille.
Cette décision délivrait sa conscience de tout le poids d'un atavisme esclavagiste que
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