Retour à Soledad

s'empaler sur les mâts tant ils bourgeonnaient bas, Charles et Lewis virent la ville aux prises avec l'ouragan. Ce que le marin nomma marée de tempête avait déjà jeté de petites embarcations sur la grève et noyé les quais. Enlevés aux pyramides blanches des salins par les rafales, les cristaux de sel, mêlés à la pluie, piquaient les joues et, telle une grêle, crépitaient sur les hublots. À l'abri de la dunette, les deux amis suivirent l'envol de toits de palmes, de clôtures de cannes, de planches arrachées aux hangars, la course louvoyante des boucauts 10 vides, tombés de charrettes renversées et roulant comme boules de croquet entre les maisons. Les palmiers, chevelure rabattue, ployaient comme des arcs. Les marins de l' Apollo leur enviaient cette souplesse, car tous craignaient que le vent n'abattît les mâts comme il couchait déjà les grues sur le môle.
     
    – Ce n'est pas aujourd'hui que nous prendrons la mer. L'anémomètre est affolé à plus de soixante nœuds, le baromètre au plus bas, l'océan déchaîné, avec des creux de vingt pieds ! résuma Colson.
     
    – Cela peut-il durer ? demanda Charles.
     
    S'étant accoutumé, au fil des années, à l'irruption soudaine, en cette saison, des tempêtes tropicales, il n'en restait pas moins impressionné par leur puissance destructrice.
     
    – Mon ami, la loi des cyclones, établie par Matthew Fontaine Maury 11 , nous apprend que les ouragans ont une marche régulière et sont soumis à des données géométriques. Les vents tournent sur eux-mêmes, mais se déplacent suivant une courbe que les mathématiciens nomment parabole. Nés dans les calmes de l'équateur, ils courent d'est en ouest, dans l'hémisphère nord, et, à mesure qu'ils avancent vers l'ouest, l'ouragan accélère sa vitesse en virant au nord. Comme ceux des années passées, celui-ci va balayer l'archipel avant de poursuivre vers la Floride et les Carolines. Souhaitons qu'il faiblisse avant d'atteindre Soledad ! dit Lewis Colson, résigné.
     
    – Nous devrons donc attendre que ce cortège de vents et de pluie soit passé, observa Desteyrac.
     
    – Plus encore, mon ami, car un ouragan est rarement solitaire, et le chef de file n'est pas forcément le plus belliqueux. Je n'en ai pas connu d'aussi violent depuis celui de 1849 qui ravagea les Turks et les Caicos, proches d'Inagua. Ce foutu temps va nous empêcher d'appareiller avant plusieurs jours. C'est le baromètre qui décidera de notre sort, conclut le commandant.
     
    1 Chez les Arawak le cacique était aussi, sous le nom de boyé , une sorte de sorcier censé détenir des connaissances occultes et les pouvoirs qui en découlent.
     
    2 A History of the Bahamas , Michael Craton, op. cit.
     
    3 Sur les 33 000 prisonniers sudistes qui passèrent par ce camp, 13 000 périrent de maladie, de maltraitance ou de malnutrition.
     
    4 Les chiffres officiels indiquent que le Nord compta 359 528 morts. Le Sud, 258 000.
     
    5 Il s'agit des 13 e et 14 e  amendements à la Constitution des États-Unis, portant sur l'abolition de l'esclavage et les droits des Noirs.
     
    6 Décoration créée en 1856 par la reine Victoria pour récompenser les actes de bravoure.
     
    7 Fondée en 1865, à Londres, elle essaima dans l'Empire britannique et prit, en 1878, le nom d'Armée du Salut.
     
    8 Encore en exploitation de nos jours.
     
    9 Présentée aux touristes comme le plus ancien bâtiment industriel en pierre de l'archipel, elle est, de nos jours, soigneusement entretenue.
     
    10 Tonneaux servant à transporter certaines marchandises sèches. Initialement outres faites en peau de bouc.
     
    11 Océanographe et hydrographe américain (1806-1873). Son traité, The Physical Geography of the Sea and its Meteorology , publié en 1855, fut le premier ouvrage d'océanographie moderne. Il était encore réédité en 1963. Pendant la guerre de Sécession, Maury, officier de marine partisan du Sud, inventa une torpille électrique ; il dut, après le conflit, s'exiler au Mexique, où il entra au service de l'empereur Maximilien.
     

5.
     
    Le défilé des ouragans dura trois semaines et l' Apollo ne put reprendre la mer que le 23 octobre 1866. Au jour de l'appareillage, les habitants de Great Inagua Island réparaient leurs toitures, relevaient les charpentes des entrepôts, débitaient en bûches les arbres abattus, vidaient les navires drossés sur les récifs et faisaient sécher meubles, linge, vêtements