Retour à Soledad
qu'ils partageaient, servis par un Timbo renfrogné.
Depuis que l'Arawak avait entendu lady Ottilia dire à Ounca Lou, quatre ans plus tôt, qu'elle le trouvait trop bavard et familier, qu'un bon domestique devait faire son service en silence, sans même qu'on soupçonnât sa présence, Timbo, d'ordinaire chaleureux et exubérant, s'en tenait à une stricte politesse avec la visiteuse.
Un après-midi, alors qu'Ottilia s'attardait avec Charles sur la galerie de Little Manor, Tilloy et Ann Cornfield se présentèrent sans avoir été annoncés. Pour descendre jusqu'à la plage, Mark porta l'infirme dans ses bras et, quand il la déposa sur la galerie, devant Ottilia et Charles, ceux-ci furent stupéfaits de voir la fille de Jeffrey se tenir sur ses jambes maigres en s'appuyant sur un bizarre échafaudage de pièces de bois. Espacées de la largeur du corps, deux cannes, reliées entre elles par des croisillons, leur extrémité inférieure fixée sur un cadre rigide, formaient une sorte de balcon léger 6 d'une parfaite stabilité.
– C'est une invention de Tom O'Graney, notre charpentier. Grâce à cet appareil, Ann, en déplaçant ce support devant elle, peut marcher seule sans crainte de tomber. Ses bras, du fait de la longue inertie des jambes, ont acquis assez de force pour la soutenir, expliqua Mark.
– Nous sommes venus pour nous baigner. C'est dans l'eau que je me sens le mieux. Si, toutefois, Monsieur l'Ingénieur veut bien nous prêter sa plage, s'enquit Ann, mutine.
Aussitôt, Ottilia s'anima.
– Je vais avec vous. Cette fois, j'ai un vêtement de bain ! lança-t-elle avec un regard inquiet à Charles.
– Allez vous changer dans la maison. Otti aidera Ann, conseilla Desteyrac.
Pendant que les deux femmes passaient leur costume de bain, Charles dit à Mark combien le réjouissaient les progrès d'Ann et la joie de vivre qu'elle affichait.
– Uncle Dave estime qu'avec des massages – en usant d'un onguent fourni par Maoti-Mata – et des exercices réguliers, Ann pourra se refaire assez de muscles aux jambes pour marcher sans cannes. Il faut de la patience et de l'obstination, mais elle ne manque ni de l'une ni de l'autre.
– Une chance que la paralysie n'ait pas laissé d'autres séquelles, dit Charles.
Mark Tilloy baissa d'un ton et se pencha vers son ami.
– Elle redoutait encore d'être incapable de se comporter avec moi en femme, de souffrir d'insensibilité intime... vous comprenez ce que je veux dire. Nous avons essayé. Je n'étais pas faraud, croyez-moi. Eh bien, ce fut parfait, comme autrefois à New York. Cela ne peut qu'être bénéfique pour Ann, m'a dit Uncle Dave à qui je me suis confié. Elle pourra même avoir des enfants.
– Comme l'a écrit notre bon La Fontaine : « On rencontre souvent sa destinée par les chemins qu'on prend pour l'éviter ». Je vous souhaite d'être enfin heureux ensemble, murmura Charles.
– Nous avons décidé de nous marier, sans plus attendre, Ann n'ayant plus besoin du consentement paternel, ajouta Tilloy comme les deux femmes reparaissaient.
L'infirme abandonna son support et, soutenue par Mark et Otti dans la traversée de la plage, entra dans l'eau où elle se mit à nager sans effort.
Seul sur la galerie de sa maison, Charles observa les baigneurs et une bouffée de chagrin lui noua la gorge. Du plaisir physique du bain, de la nage, que même une infirme pouvait connaître, le souvenir d'Ounca Lou le détournait. Que de fois ils s'étaient baignés nus, plongeant pour ramasser un coquillage, un brin de corail ou, tout simplement, jouer à celui qui nagerait le plus loin sous l'eau sans reprendre souffle. Maintenant il nageait seul, à la tombée de la nuit, jusqu'à épuisement de ses forces, par souci de se maintenir en bonne condition physique, mais aussi pour mater le désir de femme qui, parfois, agitait ses rêves. Une sensation de vide insondable l'étreignit soudain. De son Éden anéanti ne subsistait que le spectacle arcadien de ses amis qui s'ébattaient dans les vagues, acteurs d'une pièce où il n'avait plus de rôle. Pour lui, Soledad justifiait plus que jamais son nom.
Claironnante, la voix d'Ann le rappela au présent.
– Hou ! hou ! pourquoi ne venez-vous pas avec nous ? lança-t-elle.
– Oui, venez, Charles, venez avec nous, l'eau n'a jamais été aussi claire et fraîche, insista Ottilia, agitant le bras.
Mark
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