Retour à Soledad
pendant la construction du chemin de fer.
Il advint un soir que lady Lamia qui, par une familiarité de longue date avec les indigènes, recevait leurs doléances, reprochât à l'ingénieur d'imposer aux ouvriers terrassiers un rythme de travail auquel ils ne pouvaient s'habituer.
– Comme tous ont grand respect pour vous et que Sima les a bien en main, ils ne se plaindront pas ouvertement. Mais je sais, moi, par leurs épouses, qu'ils accusent une vraie fatigue, perdent le goût du jeu d'osselets, ne vont plus à la pêche, abandonnent leur jardin et s'endorment sans les honorer ! Nos îliens ne sont pas des bagnards ! fit-elle, un peu acide.
– Mais, chère Lamia, je leur accorde des moments de repos. Malgré ça, ils se disent souvent malades pour ne pas venir au chantier. J'ai même remarqué qu'ils pratiquent ce que j'appellerais... l'indisposition-relais !
– Parce qu'ils vous aiment bien et ne veulent pas s'arrêter de travailler tous en même temps, pour ne pas retarder la construction de vos routes, expliqua Lamia.
– Je leur verse aussi des primes quand un tronçon est terminé dans les délais !
– Vous vous en tenez aux générosités circonstanciées des colons : aumônes intéressées et prudentes exigences ! Cela se fait dans l'archipel, surtout à Nassau où existe une ségrégation stérilisante pour les Noirs que d'aucuns tiennent, quelles que soient leurs qualités et leurs capacités, pour de proches descendants d'esclaves à traiter comme tels.
– Vous m'offenseriez si vous me prêtiez une telle attitude, répliqua sèchement Charles.
– Loin de là ma pensée, mon ami. Mais, sous les tropiques, de ceux qui ne remuent la pelle et la pioche que pour cultiver leur potager, on ne peut exiger de s'activer comme des ouvriers européens ou américains. Ici, on préfère toujours, à mon avis fort sagement, le farniente à l'argent. À quoi bon se fatiguer à gagner des shillings que votre femme et vos filles dépenseront en fanfreluches, si vous n'avez plus assez de temps et de force pour aller ramasser les conches ou pêcher le mérou, palabrer avec les amis en buvant du vin de palme, jouir du simple plaisir de regarder les vagues l'une après l'autre lécher le rivage ou parier avec Pierre ou Paul sur la vélocité d'un crabe blanc ? L'argent n'apporte pas un plaisir proportionné à l'effort à fournir pour le gagner. Voilà ce que pensent les Lucayens. Mais ils auraient honte de l'avouer à un ingénieur qu'ils admirent et estiment, acheva Fish Lady.
– On peut admettre ce point de vue. Mais je ne vais tout de même pas faire venir à Soledad des ouvriers des États-Unis, où l'on compte beaucoup de chômeurs, pour accomplir de simples travaux de terrassement ! Votre frère ne serait certainement pas d'accord, lui qui toujours se plaint que les chantiers n'avancent pas assez vite ! répliqua Charles.
Mark Tilloy, en visite chez les Desteyrac, se mêla à la conversation.
– Je vois peut-être une solution, dit le marin.
– Dites toujours, l'encouragea Charles.
– Pourquoi ne pratiqueriez-vous pas par bordées, comme sur nos voiliers ? Une équipe travaille pendant que l'autre se repose, et inversement, proposa Mark.
– Que voilà une bonne idée ! s'écria lady Lamia.
– On peut toujours tenter l'expérience, fit Charles, dubitatif.
L'expérience fut tentée et donna satisfaction à tous. Charles, sur l'avis de Sima, répartit les « bordées », et, après quelques semaines, l'habitude fut prise par les Noirs, Indiens ou mulâtres, de travailler par équipe un jour sur deux. Les chantiers avancèrent dès lors à un rythme continu.
Souvent, à la fin de la journée, Charles Desteyrac faisait une halte au Loyalists Club. À l'heure du soleil couchant sur l'océan – « guinée d'or glissant dans une tirelire », disait Timbo –, Sharko, le gérant du club, passait la veste blanche du barman. Comme autrefois sur les paquebots fluviaux de l'Hudson où il avait été formé, il préparait son fameux Bahama pirate , un cocktail où entraient rhum de canne, jus d'ananas, cognac, lait de coco et grenadine. Si les marins préféraient à ce mélange tonitruant le traditionnel pink gin , Charles, lui, s'en tenait au whisky. Au Loyalists Club on apprenait tous les potins de l'archipel, parfois des nouvelles de Cuba et de la Jamaïque, plus rarement des informations
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