Ridicule
la boue avait causés aux minutieux tracés.
En plusieurs endroits, l’eau avait dilué les lignes incisives et précises en des bavures troubles. Les canaux rectilignes imaginés pour drainer les eaux stagnantes se dissolvaient en plusieurs endroits, pour former des marécages d’encre floue aux contours fantastiques. Ponceludon, dont la cervelle encore polluée de lambeaux de cauchemars n’avait pas recouvré sa rectitude de pensée, vit dans ces taches propices à l’imagination une invasion de ses projets raisonnés par les songes ténébreux. Les plans avaient soudain perdu un peu de leur réalité géométrique au profit de formes effrayantes, et Pavenir de la Dombes s’obscurcissait d’autant, retournant aux vouivres et autres maléfices des marais.
— Vous êtes ingénieur hydrographe ?
La question du marquis le sortit de ses divagations.
— Les fièvres sont le fléau de mon pays. Je suis à Versailles pour soumettre ce projet d’assèchement des marais et des étangs.
Ponceludon s’était redressé pour faire face à son hôte, et avait eu, pour prononcer ces mots, un genre de morgue espagnole disproportionnée avec la nuance de fierté qu’il voulait y mettre. Car de toutes les facultés, la dernière à revenir aux sujets vaporeux est la claire conscience du langage si subtil des postures, des mimiques et des inflexions vocales.
Bellegarde le considérait avec la bienveillance paternelle qu’autorise le sauvetage à l’égard du sauvé.
— La difficulté n’est pas d’être reçu, mais écouté, dit-il en posant sa voix à la manière d’un pédagogue.
— Je fais appel au bon sens et à la compassion. On dit que Maurepas est un bon ministre, répondit Ponceludon avec l’assurance que donne le sentiment du bon droit.
Bien qu’il ne voulût pas blesser son patient, Bellegarde ne put s’empêcher de rire.
— Se peut-il que vous ignoriez à ce point les usages de Versailles ?
Comme si l’ironie l’avait touché, Ponceludon fut pris d’un malaise et dut s’accrocher à la corde où pendaient les plans. Bellegarde et Charlotte se précipitèrent pour le soutenir et l’asseoir dans le fauteuil. L’étourdissement n’était que passager, de pâles couleurs lui revenaient aux joues.
— Maintenant reposez-vous, recommanda le marquis. Je vous ai saigné à blanc. Nous allons vous transporter dans votre chambre. Vous ferez deux jours de lit et de diète, avec un verre de vin le soir.
Dès que ses jambes se furent affermies, on transporta Ponceludon dans une chambre, au rez-de-chaussée qui servait aussi de débarras, où il passa une première nuit réparatrice.
Les quarante-huit heures suivantes, il les passa penché sur le bureau de sa chambre, à retracer les contours de ses plans aux endroits qui avaient le plus souffert, et à recopier les pages de son mémoire rendues illisibles. Son front n’était plus ceint que d’un léger bandage. Le travail n’était pas aussi considérable qu’il l’avait d’abord craint, et l’hospitalité discrète du marquis lui laissait le loisir de s’y consacrer.
Le jour allait se lever. Le lit à baldaquin d’où tombaient des rideaux poussiéreux avait été défait à la hâte pour laisser croire à son hôte qu’il l’avait occupé. La veille, le jeune homme avait utilisé le même stratagème, mais n’avait pas trompé Charlotte, habituée qu’elle était à retaper les matelas. Défaire le lit, c’était aussi le mettre en harmonie avec le reste de la chambre où régnait un ordre chaotique. Des livres et des mémoires étaient empilés au sol par manque de place sur les rayonnages. Sur la cheminée étaient posées des fioles d’apothicaire qui retenaient des planches anatomiques adossées au miroir. La première représentait un écorché marchant parmi des ruines antiques en lisant un ouvrage, la tête légèrement penchée. Cette position quelque peu théâtrale laissait apparaître les deux hémisphères cérébraux, car la calotte crânienne manquait à ce promeneur mélancolique. Son mal de tête avait disparu, mais chaque fois qu’il levait les yeux vers la gravure, le jeune homme croyait sentir la présence de son cerveau dans son crâne, étrange manifestation d’un organe qui avait fonctionné jusqu’alors sans jamais marquer son existence propre. Ponceludon avait la tête enfouie dans les papiers étalés sur le bureau, quand le marquis entra dans sa chambre, vêtu d’une ample robe de chambre
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