Ridicule
projets de tunnel sous la Manche, d’assèchement des Landes ou de voyage cartographique aux Indes.
Ponceludon avait soudain perdu sa belle assurance.
— Projets peut-être fort utiles... mais fort coûteux ! ajouta Maurepas.
Le jeune homme, qui doutait encore de la mauvaise volonté du ministre, essaya de sauver l’essentiel.
— Si l’ouvrage entier est trop cher, au moins pourrait-on assécher les marais ?
— Ce sont les finances du royaume qu’on assèche ! coupa le ministre, impatient, maintenant, de voir l’autre sortir de son bureau, avec ses rouleaux sous le bras. J’ai la charge de tenir les comptes. Vous n’ignorez sans doute pas la situation...
Le vieil homme, entré dans la carrière à quinze ans était ministre depuis soixante-dix ans et n’avait donc jamais connu de « hauteur de ton » que celle qui procède, par essence, de la différence de rang. Il fut stupéfait du renversement que ce petit provincial imposait en le toisant avec mépris.
— À quel prix comptez-vous la vie humaine, monsieur ? avait lâché Ponceludon, en appuyant sur «monsieur », comme un prince en colère donne du « monsieur » à un ministre.
— Elle passe après le destin de la France, rétorqua Maurepas d’une voix sourde. Sauf pour les « philosophes » ! Adieu monsieur, j’ai du travail.
Ponceludon rassemblait ses plans avec des gestes méticuleux et rageurs.
— J’alerterai le roi des misères qu’on lui cache ! prévint le jeune homme sur le pas de la porte.
Maurepas savait que le prince était faible, et que, aussi impudente que fût cette menace, elle n’était pas absurde. Les nobles de province constituant les racines les plus profondes de la monarchie, une arrogance pareille ne manquerait pas d’attirer des malheurs sur le royaume. Le vieux ministre était trop las pour s’offusquer plus longtemps, il épousseta d’un geste de la main ce jeune sot hors de son bureau.
— Faites ! soupira le vieux ministre en guise d’adieu. Ces messieurs de l’aile nord mèneront le royaume à la banqueroute !
En sortant du bureau de Maurepas, Ponceludon se souvint qu’un de ses anciens compagnons du Collège Royal des ingénieurs occupait à Versailles la charge d’intendant général de l’armement. Il demanda à être reçu, et le fut dès le lendemain.
Le provincial fut refroidi par la distance protocolaire que lui imposa son ancien camarade. Devant sa mine rébarbative, il crut d’abord à une plaisanterie, à une mine comique, comme les imitations des maîtres auxquelles ils se livraient au collège. Il se souvenait d’un garçon enjoué, et retrouvait un militaire raide dans toutes ses manières. Comme l’officier n’éclatait toujours pas de rire en le prenant dans ses bras ainsi qu’il s’y attendait, Ponceludon prit acte du nouveau personnage. Oubliant leur ancienne familiarité, il exposa son projet avec les grâces enfantines qu’ont les civils quand ils adressent des requêtes aux militaires. Chevernoy l’écouta jusqu’au bout sans mot dire, puis il laissa tomber sa réponse, nécessaire et suffisante :
— Je m’occupe, monsieur, d’ouvrages d’art militaires et de fortifications.
Ponceludon mit cette froideur sur le compte de la retenue et se risqua à la complicité :
— M. Maurepas est âgé et prudent. J’ai pensé qu’un coeur jeune et ardent comme le vôtre...
Le colonel de Chevernoy ne le laissa pas aller plus loin :
— La lourde charge qui est la mienne rend inaccessible à la flatterie.
Ce rappel à l’ordre mettait fin à l’entretien. Ponceludon se sentit misérable. Sa flagornerie lui était retournée sans avoir été touchée, comme un cadeau trop dérisoire pour être compromettant.
Et pour mieux assurer son ancien compagnon de son mépris le plus militaire, le colonel ajouta, tout en tirant le cordon pour appeler le valet :
— Dans l’aile du Midi, les passe-droits ne sont pas d’usage. Adieu, monsieur.
Le valet entra immédiatement, affichant la même moue condescendante que son maître. Ponceludon ramassa ses plans, les plia et les roula sans hâte, pour bien marquer que sa déroute se faisait en bon ordre. Miséricordieux, le colonel daigna rompre l’humiliant silence :
— Cependant je vous donne un conseil : rédigez un mémoire. Je vous promets d’y faire écho.
Ayant décrit un parcours qui le ramenait à son point de départ, Ponceludon dut admettre que son échec était consommé.
Weitere Kostenlose Bücher