Ridicule
trait du nouveau venu, et lui-même se laissa aller à un bon rire enfantin sans retenue.
Bellegarde vit sa clairvoyance récompensée d’un regard de la comtesse, regard qui lui disait que son purgatoire était fini ; il ferait, avec son protégé, de nouveau partie des intimes.
La conversation serpenta l’après-midi durant à travers le pays escarpé de Bel Esprit, dont la comtesse prétendait si fort être la gardienne des cartes. Si les assauts ne furent plus qu’à fleurets mouchetés, Ponceludon y fit bonne figure. On se tourna souvent vers lui, malgré les parades de l’abbé qui montrait l’éventail des brillances de son esprit.
Le jour déclinait quand la calèche qui ramenait l’ingénieur et le physiologiste ralentit pour prendre l’allée qui conduisait chez Bellegarde. Ponceludon se pencha à la fenêtre pour commander au cocher qu’il s’arrête. Pendant tout le trajet, il avait laissé son bras dépasser de la fenêtre pour attraper des feuilles au vol, et sa manche de dentelle était déchirée. Mais cet incident, qui aurait chagriné n’importe quel homme de cour, le laissa indifférent, et même amusé. Bellegarde semblait absent, le regarde liquide.
— Que diriez-vous de marcher un peu ? dit le jeune homme. L’air est délicieux à cette heure du jour !
Bellegarde ne répondit pas, mais soudain une lueur infernale passa dans son regard.
— Ponceludon ! Comment Samson a-t-il massacré les Philistins ?
La question, presque criée, laissa le jeune homme interdit.
— Les Philistins ! Samson ! Souvenez-vous !
— Avec une mâchoire d’âne, si ma mémoire est bonne, dit-il enfin.
— Avec une mâchoire d’âne ! Précisément !
Les muscles du visage de Bellegarde, bandés par la passion, lui rendaient les contours énergiques que le fard avait estompés.
Avec une mimique rappelant celle de l’abbé, il minauda :
— « J’adore les groseilles ! J’en mangerais autant que Samson a tué de Philistins. »
Puis, avec une froideur vengeresse :
— Avec la même mâchoire, monsieur l’abbé ?
Ayant interprété ces deux répliques à la manière d’un comédien des rues qui tient plusieurs rôles, Bellegarde redevint lui-même, lui-même qui ne s’appartenait plus :
— Une mâchoire d’âne ! L’abbé ! Un âne ! Il ne s’en serait pas relevé. Ce mot aurait fait le tour de la cour !
— Trop tard de deux heures, remarqua Ponceludon, impitoyable.
Comme une voile qu’on affale, Bellegarde perdit en un instant tout son allant. Il levait maintenant de pauvres yeux vers son compagnon.
— Il ne fait pas bon vieillir, Ponceludon. Il y a quelques années encore, je n’aurais pas raté le coche.
— L’esprit d’à-propos n’est pas toujours ponctuel. C’est notre lot commun.
Bellegarde ne fit pas semblant de croire à cette politesse.
— Non, Ponceludon, non... Les enfants ont le cerveau très humide et très fluide... À mesure que nous vieillissons, cet organe devint plus calleux, la mémoire se détériore...
Bellegarde sourit. Pendant un instant, il avait semblé avoir cent ans. Son visage, très plastique, avait le grave défaut pour un homme de cour de refléter son être intérieur.
« Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux, et de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule ses mauvais offices, sourit à ses ennemis, contient son humeur, déguise ses passions, dément son coeur, parle, agit contre ses sentiments. » Ces mots de La Bruyère, tous les courtisans, du plus modeste au plus influent, se croyaient obligés de les savoir par coeur. Tous ces tâcherons de la duplicité les ânonnaient souvent pour s’endurcir ; Bellegarde plus que les autres, qui s’entraînait devant son miroir à maîtriser sa physionomie. Mais quand il était sans miroir et pilotait son visage en aveugle, ce masque de chair le trahissait à la première occasion, en général au coeur d’un engagement. Car la dissimulation de la nature vraie d’un homme laisse toujours une béance, comme une couverture trop petite laisse toujours dépasser un coin de peau du dormeur à mesure qu’il la rajuste. Or M. de Bellegarde était bon, sensible et curieux, trois handicaps majeurs qui apparaissaient inopinément, et laissent juger de l’effort qu’il dut fournir pour se maintenir en cour plus de vingt ans.
Il adressa un sourire triste à son jeune ami.
— Ce soir vous avez marqué un fameux
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