Ridicule
octobre 1769, lors d’un souper de gens d’esprit chez le comte de Verlain, le colonel de Maugiron se tourna vers le marquis de Bellegarde et l’apostropha de la sorte :
— Combien de soldats avez-vous tués, monsieur le chirurgien ?
— Assurément plus que vous à la bataille de Fontenoy, monsieur le colonel, répondit le marquis de Bellegarde.
Le colonel était réputé pour sa prudence au combat, et le mot fit le tour de la cour et valut à son auteur de nombreuses louanges. Le roi eut la bonté de le trouver piquant.
Ponceludon referma le volume en songeant à la gloire ternie de son hôte. Trois heures sonnèrent, il vit que son attente était vaine et monta se coucher.
Le lendemain matin, Mathilde osa répondre au sourire de Ponceludon qui la croisa en revenant de couper du bois.
Les relations des deux jeunes gens connurent dans les jours qui suivirent une embellie. Bien sûr, ils ne reparlèrent pas de la serre, et d’ailleurs Grégoire évita cet endroit, mais Mathilde était moins hostile à l’ironie du jeune homme, et lui-même en usait moins.
Le marquis était très agité par une invitation portée aux premières heures du matin par le cocher de la comtesse. Une partie de bouts-rimés aurait lieu le lendemain dans le salon de jeu de Versailles. Il pria Ponceludon de venir en promenade avec lui, car l’exercice qu’il lui proposait sollicitait la pensée inductive.
— Attention, un bout-rimé sans esprit peut vous nuire gravement. Un mot heureux peut être le fruit du hasard, mais pas le bout-rimé !
Devant l’incompréhension de son disciple, il entreprit de tout reprendre par le début :
— Quand on vous donne vos rimes, vous annoncez le vers : alexandrin, décasyllabe... Vous êtes seul, et chacun vous regarde. Il y faut du sang-froid. Peu de temps après son arrivée à la cour, l’abbé de Vilecourt avait tiré : dise, bêtise, crédit, esprit. Impromptu, il a fait l’octosyllabe suivant, qui vous laissera juger de sa présence d’esprit :
« Le loto, quoi qu’on en dise,
Sera fort longtemps en crédit,
C’est l’excuse de la bêtise,
Et l’éclipsé des gens d’esprit. »
Mme de Blayac avait pour amant le comte de Chassieux qui perdait vingt livres au loto chaque soir. Elle quitta Chassieux devenu ridicule et prit Vilecourt... Par exemple, si je vous donne mémoire, histoire, chandelle, ficelle ?
— Ah, monsieur... le travail est ennemi de l’inspiration ! dit Ponceludon, peu désireux de jouter « à blanc ».
Sa seule préoccupation était Mathilde, et il était en proie à un tyrannique besoin de parler d’elle.
— Soyez téméraire avec discernement, poursuivit Bellegarde, tout aussi excité que son élève, mais pour d’autres raisons. Et méfiez-vous de l’abbé, c’est un serpent ! Quand il se tait, il vous guette. Et quand il parle, il est déjà trop tard.
— Mlle Mathilde a elle-même beaucoup d’esprit, amena Ponceludon avec une feinte désinvolture.
Il avait parlé d’elle sans autre besoin que de parler d’elle, et son entrée en matière n’était pas heureuse.
— Mathilde ? Bien au contraire. Ma fille a toutes les qualités qu’on peut avoir, mais n’a aucun esprit. Des trois R, c’est la rivalité qui lui manque. Ses connaissances sont immenses pour une personne de son âge, ses facultés combinatoires sont supérieures aux miennes, mais elle ignore le plaisir de l’affrontement. Inutile d’user d’ironie avec elle, elle ne l’entend même pas. La flore sous-marine est sa seule préoccupation. C’est le propre des savants de n’avoir guère d’esprit, car ils subissent la tyrannie de leurs convictions.
Le lendemain, après la messe basse du roi, les invités investirent le salon de jeu. Les joueurs étaient disposés en un grand carré qui laissait vide le centre du salon. Un valet présentait un plateau d’argent au témoin du rimeur, qui choisissait deux billets pour son champion. Puis le témoin les dépliait, lisait les rimes à haute voix avant de montrer les billets au public. Le rimeur alors se levait et venait occuper le centre. Bellegarde était témoin pour Ponceludon, la comtesse de Blayac pour l’abbé.
Mme de Boisjoli remporta la première un succès poli avec richesse, mollesse, sofas, pas, qu’elle tourna en : « C’est pour l’indolente richesse Que l’on inventa les sofas, Mais vers ce lit de la mollesse Mes désirs ne me portent pas. » Puis venait le tour de
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