Ridicule
complice :
— Bonne chance.
Ponceludon prit le parchemin, se leva, s’inclina.
— Je vous suis très reconnaissant, monsieur Chérin, dit-il avec la subtile indifférence de celui qui n’a rien vu, et par laquelle on remercie ceux qui dérogent à des principes maintes fois proclamés.
— C’est à la comtesse de Blayac que vous devriez réserver la primeur de votre reconnaissance.
Le généalogiste connaissait ses obligations et savait qu’un bienfaiteur demeuré anonyme voue une haine éternelle au messager.
Il était onze heures quand Ponceludon sortit du cabinet du généalogiste. Il loua une voiture et se fit déposer à la grille du château de la comtesse. C’était mardi, jour que Mme de Blayac consacrait à ses nécessiteux. Quand Ponceludon fut introduit dans son salon, elle était en train de prendre congé d’un prêtre dont elle avait doté la paroisse. Une petite catéchumène d’une pauvre famille méritante venait de finir d’ânonner une prière en remerciement des bienfaits.
— La piété des enfants fait la force du royaume, conclut-elle. J’y suis très attachée.
Elle aperçut Ponceludon qui venait de franchir la porte de son salon, et alla se poser sur son canapé. Elle l’avait fait retapisser de blanc pour mieux mettre en valeur les reflets noirs de sa robe de deuil.
— Pardonnez-moi, mon père, mais d’autres affaires m’appellent.
Le prêtre s’inclina et traversa le salon à petits pas empressés, tenant la petite fille par la nuque. La tête rentrée dans les épaules par une longue habitude de componction servile et de mendicité, il s’inclina comme un valet battu en croisant Ponceludon.
— Madame, comment vous dire ma gratitude ! commença le hobereau.
Elle le coupa.
— Laissons cela, dit-elle avec une distraction appuyée. Je suis seulement fâchée que vous m’ayez surprise dans mes oeuvres charitables.
— Elles prouvent votre bon coeur. Tant de bonnes âmes y mettent de l’ostentation !
Elle lui désigna un fauteuil en face du canapé.
— On m’attribue de l’esprit, mais peu de coeur.
Puis elle ajouta, avec un sourire désarmé qui était précisément une de ses armes favorites :
— Vous jugerez...
Ponceludon, qui n’était pas venu faire des grâces et ne perdait jamais de vue sa mission, décida de forcer sa chance.
— On prétend aussi que vous vous intéressez aux arts et techniques...
— Depuis que vous avez passé ma porte, monsieur l’ingénieur, dit-elle en faisant semblant de s’intéresser au fermoir de son bracelet. Parlez-moi du projet qui vous fait solliciter.
— Mon pays est constitué d’un plateau argileux, commença Ponceludon, qui empêche les eaux de pluie de s’infiltrer dans le sol, de sorte que les ruissellements y stagnent jusqu’à former des affaissements limoneux imperméables. Les marais ainsi formés...
Il accompagnait son exposé de gestes pour figurer les strates limoneuses et argileuses.
— Quelle conversation boueuse, dans mon salon ! interrompit gaiement la comtesse. Je pensais que vous alliez me parler de nouvelles machines !
Le jeune homme s’arrêta net dans son exposé. Il avait pris la question de la comtesse pour une invitation à parler sans détour de ce qui l’amenait. Le tête-à-tête l’y avait encore encouragé, mais la comtesse était bien le même animal de salon quelles que fussent les circonstances, pensa-t-il. Il avait honte de s’être précipité tête baissée sur cet appât grossier.
— Le roi qui en est féru doit vous en entretenir mieux que je ne ferais, dit-il fraîchement.
— Il est vrai qu’il m’en parle souvent, fit-elle, rêveuse et frivole.
Par une disposition naturelle qu’elle avait de s’adapter à son interlocuteur, elle appuyait tous ses effets pour Ponceludon. Un homme récemment arrivé de la campagne, eût-il l’esprit particulièrement délié, ne pouvait pas déchiffrer sans aide les pudeurs, les retraits calculés et les délicatesses de ton d’une femme de qualité.
Le jeune homme quitta son fauteuil, bien décidé à abandonner le terrain avant qu’on ne s’amuse à ses dépens.
— Les malheureux ne manquent pas et vous avez les vôtres, dit-il. Permettez-moi de me retirer, j’ai déjà abusé.
— On n’abuse que quand on est ingrat, déclarat-elle, impérieuse. Asseyez-vous et causons !
Elle accompagna cet ordre d’un geste de la main qui l’enjoignait à s’asseoir à ses
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