Ridicule
yeux.
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire que je meure ?
— Je pense à votre futur mari ! Un second veuvage le tuerait ! Saviez-vous que sa femme est enfin morte ?
Mathilde le regardait, incrédule. Ce n’était pas la nouvelle, qu’elle avait craint chaque jour de recevoir, qui la bouleversait, mais la révélation que Ponceludon l’aimait,
— Eh oui ! dit-il, se méprenant sur son trouble. Vous serez bientôt mariée ! Après un deuil décent, évidemment...
Cette ironie-là, amère, rageuse, était bien différente de son habituel persiflage, et ne laissait pas de doute sur ses sentiments. Mais cette révélation arrivait tard, bien trop tard pour arrêter la meule des événements, et n’alimenterait que des regrets inutiles.
— C’est un homme doux et patient, murmurat-elle, saisie à la gorge par le désespoir. Et ses enfants m’adorent.
Elle se releva, encore flageolante, en prenant appui sur la margelle. Ponceludon se saisit du casque et tourna les talons.
— Je le garde ! Quand vous voudrez immerger votre épouvantail, venez me voir !
Mathilde le regardait s’éloigner et, emportée par l’irruption des sentiments qu’elle avait si longtemps mis sous le boisseau, eut le besoin de crier la vérité.
— Ce mariage... vous croyez qu’il ne m’en coûte pas ?
Ponceludon se retourna. Cette vérité-là aussi venait trop tard.
— J’en doute ! Vous êtes une raisonneuse à sang froid. La compagnie des poissons vous ira très bien !
— Le casque ! Rendez-le-moi ! cria-t-elle rageusement sans le moindre effet sur Ponceludon qui s’éloignait en direction de la maison.
Le marquis apprit le sauvetage de sa fille avec des transports de joie qui dissipèrent son chagrin du matin, et serra longuement le jeune baron dans ses bras. Comme on était jeudi, jour des ambassadeurs, il avait décidé d’initier Ponceludon à l’antichambre. En outre, des rumeurs lui étaient parvenues qui l’autorisaient à croire que son élève jouissait d’un crédit suffisant pour aborder cette épreuve.
Perruqués, poudrés et parfumés, les deux courtisans allèrent attendre la patache à l’entrée du chemin. La voiture arriva en retard, et n’offrant plus qu’une place. Les voyageurs se serrèrent, certains haussant le menton d’un air incommodé. Le soleil de quatre heures rageait, chauffant la caisse, et il flottait, malgré les fenêtres ouvertes, une odeur de parfum, de poudre de riz et de sueur mêlés. À peine étaient-ils installés dans la voiture qu’on entendit un ululement qui effaroucha une voyageuse. C’était Paul, qui courait vers la voiture en agitant la canne de son maître. Le marquis se pencha par la portière et prit sa précieuse canne en gratifiant Paul d’un signe de remerciement. La voiture s’ébranla, laissant le simplet sur le bord de la route, qui exprimait sa joie d’avoir été utile par de grands gestes de victoire.
Un abbé, assis en face de Bellegarde, avait suivi la scène.
— Pardon, monsieur... ce garçon est-il sourd-muet ?
— Oui, et demeuré, répondit Bellegarde.
— Pardonnez-moi, insistait l’abbé, mais je pense pouvoir faire quelque chose pour lui. J’accueille ses semblables dans mon hospice...
— Il est très bien chez nous, il nous est très attaché, coupa Bellegarde, peu désireux d’entrer en conversation.
— Je m’appelle Charles Michel de l’Épée...
— J’en suis fort aise ! interrompit Bellegarde sans aménité.
À l’adresse d’un officier, cette brusquerie aurait attiré à son auteur un duel. Mais les abbés ne portent pas les armes, et celui-ci avait la figure la plus pacifique du monde. Une crinière de cheveux blancs et rebelles encadrait un visage plein de douceur où flottait un sourire serein. Précisément le genre de « niais sourire d’abbé » que Bellegarde exécrait, et qui excitait son humeur.
Ils prirent place dans le salon de Vulcain, vaste pièce où venaient s’asseoir ceux qui postulaient aux « soupers dans les cabinets » ou aux réceptions d’ambassadeurs. Trois des murs étaient parcourus de banquettes, en fer à cheval devant une cheminée où crépitait un feu, été comme hiver. Le feu, réputé purificateur, avait été commandé par Louis XV, toujours obsédé de miasmes dès que plus de vingt personnes s’assemblaient. Une cinquantaine de courtisans, hommes et femmes, attendaient, assis, conversant à voix basse. L’abbé de Vilecourt
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