Ridicule
Seulement M. de Loigne en prit de l’humeur, et Morchois se trouva bientôt avec un duel sur les bras, et il préféra se battre plutôt que d’avouer s’être laissé frauduleusement attribuer ce distique. Cela aurait jeté le discrédit sur toute sa carrière d’homme d’esprit... Je ne voulus pas non plus le lui disputer. Il trouva donc tout naturel d’avoir un coup d’épée bien à lui pour un mot qui n’était pas de lui.
— Vous aussi, alors ! s’exclama Ponceludon.
Est-ce que tout le monde ici a un mort sur la conscience ?
— Sur la conscience ? se récria Bellegarde. Mais nous mourrons tous un jour, et lui a pour l’éternité une réputation usurpée d’homme d’esprit, qu’il me doit ! Lequel de nous deux doit se plaindre de l’injustice du sort ?
La philosophie du marquis était au moins parvenue à distraire Ponceludon de ses noires pensées.
IX
« M. de Valmont [...] a reconnu de bonne heure que pour avoir l’empire dans la société, il suffisait de manier, avec une égale adresse, la louange et le ridicule. »
Choderlos de Laclos
À l’heure où l’ombre est encore fraîche, la comtesse, le chevalier de Milletail et deux autres cavaliers trottaient le long d’un chemin forestier.
Paul avait mis la main le matin même sur le casque de l’habit hydrostatergique. Après son altercation avec Mathilde, Ponceludon l’avait caché sous une pile de bois, dans la remise où le sourd-muet venait souvent s’abandonner à des rêveries sans suite. Un hasard malheureux voulut que Paul, ravi de sa découverte, allât courir les bois, coiffé de l’étrange heaume. Il gambadait, se cognant joyeusement la tête contre les arbres, quand passèrent les quatre cavaliers. Le cheval de la comtesse fit un brusque écart lorsque le simplet se porta au-devant des cavaliers pour jouir du spectacle de la chevauchée. Mme de Blayac, désarçonnée, tomba dans un cri. Sa chute fut heureusement amortie par la boue qui remplissait les ornières du chemin, mais la cavalière en fut éclaboussée sur la moitié du visage.
— Là ! cria-t-elle en montrant du doigt la créature fantastique qui lui avait coupé la route.
D’un regard glaçant, la comtesse rappela à l’ordre le vicomte de la Brouille et le marquis de Vitrole qui n’avaient pas su réprimer l’esquisse d’un sourire. Pris de panique, Paul s’était enfui à travers bois, mais le chevalier de Milletail lança son cheval à ses trousses et fut sur lui avant qu’il ait parcouru douze toises. D’un coup de pied, il le projeta au sol. Ayant mis pied à terre, le chevalier tira l’épée et s’agenouilla auprès de Paul que la terreur paralysait. Il lui arracha son masque.
— C’est l’idiot du marquis de Bellegarde ! hurlat-il à l’adresse de la comtesse de Blayac.
Sans un mot, elle abandonna ses compagnons et piqua un galop vers sa demeure où ses gens l’accueillirent avec des mines éplorées qu’ils n’avaient pas eues à la mort de leur maître.
Elle ne sortit pas des trois jours qui suivirent. L’abbé de Vilecourt lui rendit de fréquentes visites et suivit de très près son repos. Il prit tellement à coeur son rétablissement qu’il y usa ses propres forces, et qu’au troisième jour, c’est elle qui lui prodiguait des soins attentifs.
— Pourquoi cette mine ? dit-elle dévisageant son amant qui semblait perdu dans de lointaines pensées. Tout vous sourit.
L’abbé, nu, s’était entortillé dans les draps et ne répondait plus aux agaceries de sa maîtresse.
— Vous oubliez ce Ponceludon de Malavoy, dit-il. Il nous a vus tricher aux bouts-rimés, et pourrait d’un mot me rendre ridicule devant le roi !
Depuis qu’ils avaient franchi ensemble la porte étroite du salon de Vulcain, l’abbé regardait Ponceludon comme un mortel danger. La seule présence de ce témoin pouvait suffire à entraver la danse des mots et des idées qui agitait perpétuellement son esprit fécond. L’abbé avait toujours bondi au coeur de la conversation et régalé le public de ses acrobaties avec une joie sans mélange, éborgnant l’un au passage, transperçant l’autre sans s’y arrêter. Aujourd’hui, il lui semblait comprendre pour la première fois la retenue qui muselait les « sots » pendant le « tourniquet ». Il suffisait pour cela d’avoir peur.
— Croyez-vous que j’aie perdu mes griffes ? dit la comtesse en cherchant à libérer le corps de son amant de son drapé.
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